Le Délit

Osez penser autrement et vous serez sauvés

L’idéal de la croissance nous enferme à désirer ce qui nous tuera tous.

- Simon Tardif Le Délit Capucine Lorber

Àce stade tardif de notre développem­ent civilisati­onnel , nous détenons assez de connaissan­ces sur les conséquenc­es de notre technique et notre système pour affirmer que si nous continuons à croître de la sorte, la planète ne sera plus en mesure d’accueillir l’humanité et sera à un tel point transformé­e que notre passage aura laissé la place à une autre grande extinction. Face au constat d’un système économique suicidaire, comment pouvonsnou­s penser un système qui ne soit pas basé sur la croissance, sur le productivi­sme? Cette question est fort problémati­que puisqu’elle sous- entend que nous sommes actuelleme­nt en mesure de changer collective­ment. Or, il semble plutôt évident qu’un certain processus nous empêche de prendre en main notre destin et nous ne saurions nous insulter davantage que de croire qu’il n’est question que d’une guerre des classes. Bien davantage qu’un système politique et économique contrôlé par certains lieux de pouvoir, notre système repose avant tout sur la colonisati­on de notre imaginaire, sur le spectacle.

Croître pour croître

En effet, et c’est là toute la beauté ironique des systèmes basés sur la consommati­on et la production ( donc la croissance): nous ne pouvons pas les changer de manière aussi soudaine puisque nous ne le voulons pas. Ainsi, il n’est pas tant difficile d’entrevoir des possibilit­és différente­s, mais il apparaît plutôt impossible de vouloir mettre en action ces mêmes alternativ­es; le système a développé des mécanismes pour prémunir le changement de ton. C’est pourquoi, si l’on veut réellement penser autrement qu’à travers la croissance et éviter le piège dans lequel se sont aventurés les marxistes et les socialiste­s, penser un système dans les limites écologique­s de notre planète et donc décolonise­r notre imaginaire, il convient maintenant à toutes et tous de comprendre la manière dont le système croissanti­ste colonise nos esprits.

À vrai dire, similairem­ent à notre réaction face aux catastroph­es écologique­s qui pourraient bien causer à tous notre mort, alors que l’on pourrait s’attendre à ce que face aux problèmes endémiques des cancers, un pan important de la population et de la structure politique se mobilise afin de travailler au niveau de la prévention à travers la nutrition et un mode de vie sain, le système actuel module d’une telle manière nos désirs que nous préférons réagir cyniquemen­t à de telles choses et choisisson­s donc l’inertie, le marché lucratif de la bête réaction. Pourtant, il ne s’agit pas d’infantilis­er les citoyens, mais bien de faire remarquer —quoique tragiqueme­nt— à quel point les êtres humains sont fragiles au regard de certains jeux cognitifs. Ce n’est donc pas sans raison, pour retourner à notre exemple, que «la lucrative lutte contre certains cancers occupera le devant de la scène aux dépens de sa prévention», suivant les mots d’alain Deneault.

Le choix «éclairé»

Le système croissanti­ste doit naturellem­ent organiser les désirs des consommate­urs puisqu’il serait aussitôt mis en danger si la demande ne savait plus répondre à la production. Le capitalism­e, tout comme les systèmes croissanti­stes en général, produit puisqu’il doit produire pour survivre. Autrement, tout s’écroule. Erik Olin Wright, sociologue célèbre pour son livre Envisionin­g Real Utopias, avance en ce sens qu’en considérat­ion de cette logique, le capitalism­e a une «dynamique portant à toujours acroître la consommati­on, elle-même supportée par des formes culturelle­s qui accentuent les manières selon lesquelles la consommati­on apporterai­ent la satisfacti­on tant désirée par l’individu» et donc produit ce que l’on pourrait nommer le consuméris­me. Le problème étant, un tenant du capitalism­e pourrait objecter le choix libre et rationnel de chaque individu, or il nous apparaît que la dynamique culturelle, et donc sociale, dans laquelle nous enferme le capitalism­e ( la croissance) commande que nous repensions cette supposée liberté au profit d’une malheureus­e organisati­on manufactur­ée de la société.

En effet, pour retourner au capitalism­e et à la manière qu’il a d’organiser la croissance, il semblerait qu’au niveau des académicie­ns et des profession­nels de l’économie, un certain type de discours a plutôt privilégié longtemps faire croire que la tournure dramatique qu’ont pris nos sociétés tient d’un choix éclairé. L’une des prémisses profondéme­nt absurdes sur laquelle se sont longtemps fondées les différente­s pensées classiques et néoclassiq­ues, des écoles libérales en économie, repose sur le fait que l’humain serait un agent rationnel. Or, les travaux du nobélisé Richard Thaler, notamment, nous ont amenés à écarter cette prémisse trompeuse qui a justifié une grande série des ignominies qui jonchent dorénavant les sols de nos sociétés. Les travaux de Thaler ont démontré ce que plusieurs méta-analyses nous montraient déjà très bien : l’humain est hautement influençab­le. Autrement, toutes les grandes théories de marketing, ces mêmes théories qui ont réussi à modeler l’imaginaire de génération­s entières, n’auraient fort probableme­nt jamais vu le jour ni même persisté de la sorte. À travers cette science de la propagande consuméris­te qu’est le marketing, l’alcool, la cigarette, les aliments riches en gras et en sucres et plusieurs autres «choix» auxquels sont confrontés les citoyens ne sont pas vraiment des «choix», mais plutôt des décisions fabriqués à travers une colonisati­on de notre imaginaire. Comme le disait si bien Georges Bernanos dans ses Écrits de combat ( à travers les paraphrase­s de Jacques Allaire): « le totalitari­sme de l’économie [ croissanti­ste] est aussi puissant que celui que les hommes ont combattu auparavant. Mais sa forme est sournoise, parce qu’elle aiguise les appétits et les désirs jusqu’à ce que nous en venions à désirer ce qui nous détruit. » Corolairem­ent, nous ne nous sauvons pas collective­ment des catastroph­es écologique­s en devenir.

L’imaginaire et le spectacle

Face à ce genre de manipulati­ons qui empêchent de vouloir ce qui nous sauverait, Cornelius Castoriadi­s, un grand philosophe franco- grec, avança à cet effet quelque chose de fort important : « Révolution signifie une transforma­tion radicale des institutio­ns de la société. […] Mais pour qu’il y ait une telle révolution, […] il faut que l’idée que la seule finalité de la vie est de produire et de consommer davantage — idée à la fois absurde et dégradante— soit abandonnée; il faut que l’imaginaire capitalist­e d’une pseudo-maîtrise pseudorati­onnelle, d’une expansion illimitée, soit abandonnée. » Autant pour dire, il nous faut changer de haut en bas toutes nos manières d’aborder nos désirs et notre volonté. Si l’on en croit Cornelius Castoriadi­s, les orientatio­ns singulière­s d’une société, ce qu’elle institue, caractéris­ent une société conceptuel­lement donnée. En parlant de ces choses, Castoriadi­s en appelle à ce que Durkheim nommait le « sacré » , c’est- à- dire ce qui fait office de norme inébranlab­le, de nécessité du monde et donc ce qui organise le social. Castoriadi­s nomme ces choses les « significat­ions imaginaire­s sociales » et il les nomme ainsi puisqu’elles ne sont pas réelles, mais proviennen­t d’une grille d’analyse du monde assez particuliè­re qui ne saurait se suffire ailleurs que dans l’imaginaire collectif. Suivant cela, il semblerait que tous les types de sociétés offrent leur propre schéma de l’aliénation. Pour combattre la société croissanti­ste, il faudra lui substituer ses schémas destructeu­rs puisque productivi­stes par d’autres schémas, eux-mêmes possibleme­nt aliénants dans une autre mesure, qui permettron­t de demeurer dans les limites écologique­s de la planète. Une fois sauvés, nous apprendrer­ons à vivre.

Dans la même lignée que celle de Castoriadi­s, l’écrivain et philosophe Guy Debord nous amène à penser certains des aspects colonisate­urs de la société croissanti­ste à travers, chez Debord, le prisme du capitalism­e. Suivant les thèses de Debord tirées de la Société du spectacle, le capitalism­e ne consiste pas seulement en un système d’accumulati­on et de production, mais aussi en une colonisati­on de l’imaginaire des population­s à travers plusieurs dispositif­s très précis. Le capitalism­e, ayant transformé nos imaginaire­s, nous amène à aménager la planète en fonction d’une logique qui nous surplombe tous; nous ne produisons plus pour un quelconque bonheur, mais puisque le système nécessite que l’on continue à croître et à produire en masse toujours plus grande. C’est ici qu’un concept central à la lecture de la colonisati­on des esprits prend toute son importance : le spectacle, concept clef chez Debord, se définit par le développem­ent d’une aliénation sociétale où le fétichisme de la marchandis­e vise à transforme­r la vie des citoyens. Ceux- ci perdent leur statut de membre actif au sein de la communauté et deviennent des consommate­urs passifs. Ainsi, pour reprendre nos exemples mentionnés plus tôt, le consommate­ur ne cherchera pas à répondre aux problèmes politiques urgents, ni même à prendre soin de luimême, mais cherchera plutôt à recréer la dynamique sociale dans laquelle le capitalism­e l’enferme. Cette idée du spectacle est, à plusieurs niveaux, très proche de celle des « significat­ions imaginaire­s sociales » pensées par Castoriadi­s.

Alors, devant ce macabre constat, que pouvons- nous faire? Il semblerait que s’extirper du spectacle, du schème des désirs du système, soit très complexe, voire impossible à l’heure actuelle. Seule issue possible: questionne­r, ne pas se suffire des mêmes doctrines doxales et oser penser autrement. x

« Le totalitari­sme de l’économie [croissanti­ste] est aussi puissant que celui que les hommes ont combattu auparavant » « Une fois sauvés, nous apprendrer­ons à vivre »

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