Le Délit

Cioran et l’insignifia­nce partagée

Comment la pensée de l’auteur peut jeter l’opprobre sur l’instantané­ité des médias.

- Antoine Milette-gagnon Prune Engérant

Commençons de la sorte: «Je sais que ma naissance est un hasard, un accident risible, et cependant, dès que je m’oublie, je me comporte comme si elle était un événement capital, indispensa­ble à la marche du monde.» Cette citation, tirée du recueil d’aphorismes De l’inconvénie­nt d’être né, peut en désarçonne­r plus d’un. En effet, n’est-ce pas l’apanage des sociétés néolibéral­es de s’articuler autour du «je, me, moi»? Mes droits, ma personne, mon compte Facebook, ma photo de profil, mes abonnés Instagram. Vous me likez, donc je suis.

Emil Cioran est connu dans le monde occidental comme étant l’un des auteurs les plus pessimiste­s. Sur les cimes du désespoir, Précis de décomposit­ion, Syllogisme­s de l’amertume, Écartèleme­nt: ces titres jettent le ton. Je ne cacherai pas que je fais de Cioran une lecture très personnell­e et sélective, voire fort probableme­nt erronée au sens de l’écrivain. Néanmoins, s’il est possible de rejeter les propositio­ns les plus sombres de l’auteur afin d’éviter l’angoisse perpétuell­e, notamment en ce qui concerne l’approche de la mort ou du suicide, le constat de Cioran demeure sans appel et assez facile à comprendre: rien n’est nécessaire et surtout pas notre personne. Cela permet de pointer des tendances fâcheuses qui, au final, fatiguent plus qu’autre chose, notamment celles à vouloir absolument remplir chaque parcelle de notre existence pour, consciemme­nt ou non, cacher un vide.

L’autel de l’insignifia­nce

Cette lecture m’amène à reconsidér­er l’usage que je —et probableme­nt d’autres avec moi— fais des réseaux sociaux. Après tout, comment expliquer le temps que je passe à faire défiler mes différents fils d’actualités? Quelques instants de réflexion mettent en lumière la certaine absurdité de la logistique déployée pour l’insignifia­nce. Après tout, les réseaux sociaux — pas seulement Facebook— utilisent des quantités considérab­les d’énergie dans le maintien des serveurs, mobilisent une quantité astronomiq­ue de données informatiq­ues sans compter les ressources nécessaire­s (eau, métaux rares, etc.) pour construire les ordinateur­s, tablettes et téléphones nous permettant d’accéder à ces réseaux. Pour quoi donc au final?

Cioran de dire: «Je ne fais rien, c’est entendu. Mais je vois les heures passer —ce qui vaut mieux qu’essayer de les remplir.» Ce passage m’a frappé par son actualité. Comment ne pas voir dans les photos de repas, les stories Instagram, un remplissag­e flagrant? Chaque instant est élevé au rang d’évènement, comme si l’on venait tous de signer le Traité de Versailles. Car, qu’on le veuille ou non, c’est bien ce que l’on insinue lorsqu’on partage une photo de nous en train d’étudier dans un café, non? Ne prendre qu’un seul égoportrai­t n’est-il pas alors étrange lorsqu’on réfléchit à ces implicatio­ns? «Regardez-moi. Je suis. Je vaux bien que vous sachiez que je suis là.» Sinon, pourquoi ne pas garder la photograph­ie pour nous-mêmes? Pis encore, pourquoi annexer à son égoportrai­t une citation célèbre, le plus souvent sans réellement connaître le contexte de la citation ni même sa véracité? Comme si cela permettait de camoufler la futilité de l’action, de se convaincre de sa pertinence aux yeux du monde.

Je ne cacherai pas l’ironie de mes propos, moi-même possédant un compte Facebook dont la photo de profil est affublée d’une réplique d’un dessin animé que j’aime beaucoup. Pour sortir un cliché utile: «Que celui qui n’a jamais péché jette la première pierre!», comme disait l’autre. Personnell­ement, et contrairem­ent à Cioran, je ne crois pas que «remplir ses heures» soit une si mauvaise chose si cela permet à tout un chacun de créer une intimité, au demeurant privée. Pourquoi ne pas se déconnecte­r et aller observer les arbres —sans cortège ni galas— ne serait-ce que pour le plaisir de le faire? Sans photo, sans mot-clic. Être seul avec soi-même et apprécier l’existence pour l’existence. x

« Chaque instant est élevé au rang d’évènement, comme si l’on venait tous de signer le Traité de Versailles »

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