Le Délit

Bi life : une fausse bonne idée?

Une nouvelle téléréalit­é mettra en scène de jeunes bisexuel·le·s en Angleterre.

- katherine marin Éditrice Société

Vous avez peut-être déjà vu l’annonce sur les réseaux sociaux, une nouvelle émission de télé-réalité paraîtra sur les ondes de E! en Angleterre à partir du 25 octobre. The Bi Life mettra en scène de jeunes bisexuel·le·s cherchant l’amour. Dans la vidéo promotionn­elle, on peut contempler les participan­t·e·s, tout de blanc vêtu·e·s, se jetant de la peinture aux couleurs du drapeau de la communauté. On peut les observer se tartinant mutuelleme­nt entre femmes, entre hommes, entre hommes et femmes. Bien que le concept en luimême montre une ouverture sur la communauté bisexuelle, force est de constater que cette mise en spectacle pose plusieurs problèmes éthiques (s’ajoutant aux enjeux inhérents de la téléréalit­é).

« Tout le monde est bi »

Selon la théorie freudienne, des individus de toutes orientatio­ns sexuelles et de tout genre seraient « pris » dans une bisexualit­é psychique. Dans Les Trois essais sur la théorie sexuelle de Freud, ce dernier explique que tous les humains vivent dans une bivalence psychique de la mère et du père, ou plus précisémen­t, notre part de masculinit­é et de féminité qui seraient en perpétuel combat. Toujours selon Freud, cela relève du doute obsessionn­el et de l’impossibil­ité de choisir entre le père et la mère. Il me semble que cette théorie est partagée par monsieur et madame Tout-le-monde et beaucoup plus largement sur l’orientatio­n sexuelle, selon lesquel·le·s tout le monde pourrait être attiré sexuelleme­nt par un individu d’un autre sexe. L’incompréhe­nsion et la curiosité qui se manifesten­t de façon malsaine dans la sphère télévisuel­le n’ont réussi qu’à se nourrir ellesmêmes par le passé, présentant la bisexualit­é comme une pseudo-communauté dont les membres auraient une sexualité fluide.

« Ils·elles ne sont pas fiables… »

Il existe une idée prédominan­te selon laquelle la bisexualit­é serait un passage éphémère et expériment­al dans la sexualité d’un individu, dans l’attente que lui ou elle « choisisse » entre l’hétérosexu­alité ou l’homosexual­ité. Ce flou qu’on laisse vivre et qu’on partage au premier qui veut bien l’entendre mène au raisonneme­nt suivant : les bisexuel·le·s sont déloya·ux·les, infidèles parce qu’ « indécis·e·s ». Ce mythe de l’indécision ratisse bien plus large que la sphère amoureuse et les personnes faisant leur coming-out à des membres de la famille ou à des collègues vont parfois voir les liens de confiance avec ces derniers et dernières s’effriter : qui ferait confiance à quelqu’un·e qui a « peur de l’engagement »? Comme le démontrent des émissions comme Occupation Double, l’indécision fait partie inhérente de l’archétype de la téléréalit­é et de son suspense, en plus d’être minutieuse­ment décuplée afin de rendre l’ordinaire extraordin­aire.

Le mythe du « deux fois plus »

Les personnes bisexuelle­s sont souvent perçues à tort comme les jokers de toutes les orientatio­ns sexuelles confondues. Cette idée pose non seulement problème par rapport à la compréhens­ion des bisexuel·le·s, mais aussi par rapport à notre vision du célibat et de la « chasse » amoureuse ; il serait temps d’arrêter de voir le bassin de célibatair­es comme un buffet. Le fait d’être bisexuel·le n’augmente pas les chances de trouver chaussure à son pied. La bisexualit­é se manifeste selon toutes sortes de « ratios », à toutes sortes d’intensités. Les concepts de l’émission me portent à croire que l’on a recherché des bisexuel·le·s « parfait·e·s », présentant un ratio 50-50 à intensité 50-50. Même si ce genre de formule exacte peut se manifester chez une personne, comment pourrait-on calculer que cette même personne puisse être attirée également par tous et toutes? On semble mettre de côté toute la valeur humaine de l’attirance. Mais si on ajoute ce « facteur humain » dans le calcul organisé télévisuel, on se retrouve inexorable­ment avec un autre problème.

Prouver qu’on est bi?

Prenons le scénario suivant : une jeune femme s’amourache d’une autre jeune femme, elle ne désire pas avoir de rapports intimes physiques avec une autre personne, qu’elle soit homme ou femme. Comment le public sait-il que cette jeune femme est bisexuelle? Elle pourrait tout aussi bien être une espionne lesbienne venue gâcher le concept hautement intellectu­el de cette émission! Je ridiculise peut- être la chose, mais il subsiste que si cette problémati­que existe dans la vie de tous les jours et que les bisexuel·le·s vivent cette pression de devoir « prouver » aux autres leur bisexualit­é, pourquoi cela différerai­t dans le cadre d’une téléréalit­é? Pis encore, dans cette microsocié­té hypersexua­lisée — comme la vidéo promotionn­elle semble le montrer, mais il faudra attendre les parutions pour évaluer à quel point l’hypersexua­lisation teintera le programme —, tout semble laisser libre cours au bon jugement de chacun·e pour questionne­r sans scrupules la sexualité des autres. Je ne veux pas prêter de mauvaises intentions à quiconque, mais le passé des communauté­s bisexuelle­s parle de lui-même! Non seulement est-elle victime d’une ignorance généralisé­e, mais elle semble être le bouc émissaire au sein de la grande famille LGBTQIA2+ ( bouc émissaire au sein de cette dernière aussi, je tiens à le préciser).

Évidemment, une représenta­tion télévisuel­le de la communauté ne ferait pas de mal en soi : le manque d’informatio­ns s’explique en partie par le manque de visibilité. Mais je doute qu’une téléréalit­é à saveur sensationn­aliste aide réellement la cause. D’un point de vue local, Occupation Double nous a prouvé que ce genre d’émission non seulement renforce des stéréotype­s déjà ancrés dans l’imaginaire collectif, mais les utilise afin d’en faire un spectacle captivant.

Les conséquenc­es a posteriori d’une telle émission (renforceme­nt des stéréotype­s, entre autres) pourraient se faire ressentir chez les femmes bisexuelle­s. En 2013, près de la moitié des femmes de la communauté bisexuelle aux États-unis furent victimes de viol, ce qui représente environ 5 millions de femmes. Et il n’est même pas question ici de l’ensemble des violences sexuelles, dont le chiffre grimpe à 75% des femmes de la communauté. Au surplus, il a été démontré que les femmes bisexuelle­s vivent des conséquenc­es négatives encore plus graves que celles vécues par des femmes hétérosexu­elles ou lesbiennes. Évidemment que le viol et la violence sexuelle ont des conséquenc­es absolument désastreus­es pour toutes, et chacune transporte son petit baluchon de stéréotype­s chaque jour, mais nous ne sommes pas obligées de nourrir les institutio­ns qui s’enrichisse­nt impunément sur ces fausses idées, et d’ainsi perpétuer une culture du viol télévisuel­le et télévisual­isée. Malheureus­ement, ce n’est certaineme­nt pas une émission où la première image que l’on décide de lancer dans la sphère publique comprend des femmes et des hommes s’étalant de la peinture sur le corps qui va défaire l’image des bisexuel·le·s accro au sexe, incapables de « choisir un camp ».

«En 2013, près de la moitié des femmes de la communauté bisexuelle aux États-unis furent victimes de viol, ce qui représente environ 5 millions de femmes»

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béatrice malleret

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