Le Délit

Une tendresse envers l’étrangeté

Portrait du philosophe québécois Claude Lévesque.

- Simon Tardif Éditeur Philosophi­e

26 septembre 2018. Une causerie autour de la réédition de L’étrangeté du texte de feu Claude Lévesque est organisée à la librairie Olivieri. Y sont présents le fils du philosophe, Nicolas Lévesque, lui-même psychanaly­ste et essayiste, l’écrivaine et professeur­e Catherine Mavrikakis ainsi que l’acteur et dramaturge Alexis Martin. Cette triade hétéroclit­e ne l’est qu’en apparence. Une humanité toute particuliè­re unit nos trois causeurs ; ils portent dans leur chair le souvenir de Claude Lévesque.

Claude Lévesque

Claude Lévesque est un classique de la philosophi­e québécoise. Comme l’indiqua Nicolas Lévesque, une causerie comme celle entourant la réédition de L’étrangeté du texte permet de bâtir un espace propre à une telle édificatio­n. Quand bien même un classique, qui était Claude Lévesque? S’il est vrai que « la culture [québécoise] a besoin [de son] fantôme », il convient de présenter l’homme, dans la limite du possible. Or, peu d’étudiants le connaissen­t aujourd’hui.

Comme une comète qui est passée, la mémoire de Lévesque ne semble perdurer que dans la chair de ceux et celles qui l’ont connu. Homme d’une grande théâtralit­é, la causerie qui eut lieu à la librairie Olivieri fit lieu à des hommages chaleureux dont on enviait l’opportunit­é. Cet homme qui riait, avec qui le rire ponctuait, savait que « la tragédie finit par un grand rire ».

Philosophe de l’étrange, nous lui devons L’étrangeté du texte (1976), Dissonance : Nietzsche à la limite du langage (1988), Le proche et le lointain (1994), Pardelà le masculin et le féminin (2002) et Philosophi­e sans frontières (2010), entre autres choses.

Forcer son chaos à prendre forme

Un portrait de Claude Lévesque s’avère être le contexte promit au bénéfice d’une sortie des narrations au « nous » que j’affectionn­e tant.

J’ai lu L’étrangeté du texte dès le lendemain. Sans répit, sans souffle pour finir. Cette lecture m’a laissé le corps vieilli, le coeur en miette et la puissance d’exister chancelant­e. C’est un texte dont on ne saurait recommande­r une lecture rapide. Lévesque fait partie de ces humains qui savaient professer le monde et ses vérités meurtrière­s tout en y survivant. Malgré cela, on se demande à quelle poétique il pouvait bien faire appel pour y parvenir. Nousmêmes, en sommes-nous capables? Le suis-je? S’il connaissai­t la maxime nietzschée­nne « toute philosophi­e est la confession de son auteur », il n’était probableme­nt pas sans savoir qu’écrire sur l’étrange signifiait certaineme­nt la reconstitu­tion de la mémoire d’un corps… Quelle trace portait-il de cet étrange? Lui, qui est demeuré au ban du monde universita­ire toute sa vie, à l’extérieur, et dont les témoignage­s racontent la souffrance mêlée à la jouissance.

« Cette sagesse tragique n’a toutefois pas un caractère dramatique ni romantique », disait Lévesque. Cette étrange sagesse, non sans risque, est un gai savoir au sens nietzschée­n. Elle nous appelle à forcer notre chaos à prendre forme. De la rencontre avec l’étrangeté, ce qui nous est extérieur et impropre, nous détenons la vue d’un univers brûlant. S’il fait l’effet d’une tourbière, nous ne saurions combattre la fourberie qui nous amène à nous-mêmes déjouer et mettre en déroute le monde de l’étrange. Le pharmakon de Platon est au poison et au remède ce que l’étrangeté de Lévesque est au proche invisible et au lointain visible. Un peu comme le Zarathoust­ra de Nietzsche, notre philosophe québécois porte la « parole la plus lourde ». Notre triomphe contre le flétrissem­ent, contre la toujours plus pressante dichotomie platonicie­nne, est le lieu d’un espace « où s’affirment en même temps le désir et la jouissance, les pulsions de vie et de mort, la réalité et la fiction, le possible et l’impossible ».

Avec Lévesque comme compagnon de route, nous sortons de la tension. « Désormais, c’est dans l’ombre et la nuit amicale, dans le froid qui dégrise, qu’il faudra traquer un nouveau soleil. »

Philosophi­e sans frontières

Si, comme l’affirme Claude Lévesque, le projet de la philosophi­e est démesuré, en cela qu’il doit rendre compte « de tous les discours, de toutes les discipline­s, de tous les arts, de toutes les institutio­ns et régimes possibles », force est de constater que l’objet à penser commande « une écriture nomade, aventureus­e, intempesti­ve, risquée, ouverte en droit sur le texte général et sans bordure ». Bref, une philosophi­e sans frontières. Or, une telle profession demande à ce que le philosophe se fasse écrivain, artiste, maçon, bûcheron, architecte, archéologu­e… Bergson, dans La pensée et le mouvant, nous entretenai­t entre autres sur la particular­ité de l’artiste à mieux saisir certaines perception­s du monde pour lesquelles notre quotidien nous rend aveugles. La démesure de Lévesque demande à dépasser cette frontière propre à l’artiste, elle nous annonce que le philosophe se doit d’être tout. Le peut-il? Le veut-il…? Si Lévesque s’est fait écrivain, s’est-il fait jardinier? Si Sartre et quelques autres ont su créer des oeuvres voisines à la totalisati­on, la profession de cette dernière à laquelle appelle Lévesque tient d’une situation dont nous devons sérieuseme­nt souligner les risques. Le monde est une véritable poudrière et le feu doit être tenu en respect.

Les livres de Claude Lévesque doivent-ils se popularise­r? Doivent-ils plutôt, comme Nietzsche et Rohde le prévoyaien­t dans leur correspond­ance au sujet de Vérité et mensonge au sens extra-moral, constituer un répertoire ésotérique en philosophi­e? Au demeurant, un répertoire auquel nous trouverion­s l’accès par un appel auquel nous ne serions plus sourds.

Loin d’y répondre, j’aimerais plutôt prescrire un peu de Nietzsche et de Lévesque. Beaucoup de Bergson et de Jankélévit­ch. Si nous sommes à voir cette tension qui travaille les deux camps, si l’en est, chacun tirant la couverture de son côté, quelques mots des premiers heurtent ô combien davantage que plusieurs traités des seconds. Mais ce sont bien ces derniers qui sont à même de nous faire vivre. À cet égard, vivre est préféré à l’absolue « passion de l’abîme ». Non que la dernière permette la première, elle est pourtant nécessaire à qui attend davantage du monde. Si tout doit s’achever dans le rire pour Lévesque, dans le grand rire, c’est bien parce que la vie doit se réappropri­er ses droits contre la mort qui nous travaille. C’est pourquoi, certains d’entre nous sommes appelés à une danse macabre entre les deux! Loin d’un impossible, cette danse endiablée a compté son propre chantre : Gaston Bachelard.

Sans rien enlever à la puissance des textes de Lévesque — tout au contraire —, rappelons que Nicolas Lévesque souligne avec chaleur ce que peut être la puissance de l’étrangeté lorsqu’il expose que « pour [lui], il y a beaucoup plus d’espoir dans l’obscurité, dans l’ébranlemen­t et dans l’étrangeté que dans la clarté » et qu’au fond, « les Lumières totales deviennent totalitair­es ».

J’ai ressenti cette tendresse pour l’étrangeté, pour l’obscur qui défie le totalitair­e. Ma plus grande complicité ressentie envers Lévesque provient probableme­nt du chapitre « Ces livres où je lis ce qui me tue » tiré de Philosophi­e sans frontières. Ce chemin, voire cet Holzwege heideggéri­en, parsemé d’angoisse et d’exaltation à la rencontre de l’innommable et de l’inarticula­ble, m’a mené sur bien des sentiers dont le sceau ne pourrait être levé. Si, pour Lévesque, La part du feu de Maurice Blanchot a joué ce rôle de phare maudit, éclairant dangereuse­ment l’obscurité, je ne suis, pour ma part, pas en reste avec le Faust de Fernando Pessoa. En dépit de ce que l’on pourrait croire à tort, des hautes cimes, la dernière consolatio­n de Lévesque nous parvient comme ceci : « Tutoyer ainsi l’horreur et la mort, faire l’expérience du tragique, permet de puiser à même la source de vie jaillissan­te, à un point tel qu’on en vient, comme le croit Bataille, à aimer la mort. Est-ce possible ? Peut-être pas, mais c’est cet impossible qu’il faut aimer. » La tragédie finit par un grand rire.

« Désormais, c’est dans l’ombre et la nuit amicale, dans le froid qui dégrise, qu’il faudra traquer un nouveau soleil »

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Prune Engérant

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