Le Délit

L’appropriat­ion culturelle : légale?

Une table ronde sur cet enjeu a été organisée par la Runnymede Society.

- D’johé kouadio Contributr­ice

Mardi dernier, à la table ( ronde) d’une des salles de conférence­s de la Faculté de droit de Mcgill, siégeaient quatre panélistes spécialist­es des questions juridiques venus débattre de la notion d’appropriat­ion culturelle dans les arts et la littératur­e.

La motivation ayant poussé la Runnymede Society à organiser cet évènement est notamment le fait que ce sujet s’est trouvé « au coeur de l’actualité québécoise l’été dernier - les spectacles SLĀV et Kanata ayant fait l’objet de vives controvers­es. Ce qui faisait l’intérêt de cet énième panel sur la question, c’était d’en avoir une approche juridique. Que dit le droit des annulation­s de SLĀV et Kanata? Que dirait- il si, demain, nous portions en justice la question de l’appropriat­ion culturelle?

Un patrimoine culturel universel

Safie Diallo, diplômée de l’université d’ottawa et cofondatri­ce du Collectif droit et diversité a évoqué en ouverture ce qui fait que cette question soulève tant de passion : c’est que l’on pourrait croire que les mots « art » , « culture » ou encore « création » détestent être associés à des théories rigides, scientifiq­ues ou, pire, à des cadres juridiques. Elle aborde le monde globalisé dans lequel nous évoluons aujourd’hui, qui impliquera­it que l’histoire de chaque communauté ainsi que ses pratiques artistique­s appartienn­ent à un « patrimoine culturel universel » . Cela rendrait donc inévitable la « captation de ces production­s artistique­s » et ce serait remettre en cause la liberté de création que de tenter d’y poser de trop grandes limites. Cet argument rejoint aussi une partie de l’argumentai­re tenu par Maxime St- Hilaire, professeur de droit à l’université de Sherbrooke, qui reproche aux défenseurs de la notion d’appropriat­ion culturelle d’articuler haut et fort la formule suivante : « Cette culture n’est pas la leur » .

Dépositair­e de la culture ?

Les deux panélistes, plutôt sceptiques quant à la validité morale et juridique de l’appropriat­ion culturelle ont ainsi retenu une question: « Qui sont les dépositair­es de la culture? » . À qui demander la permission d’emprunter une pratique ou un récit qui relève du bagage culturel qu’une certaine communauté nous a transmis? À qui Robert Lepage aurait dû demander la permission pour que, par exemple, ses acteurs, majoritair­ement blancs, jouent et chantent sur scène le récit de la traite des esclaves?

Safie Diallo a insisté sur son incompréhe­nsion de la notion de propriété pensée au nom d’une communauté hétérogène comme peut l’être, selon elle, la communauté afro descendant­e, rendant ainsi impossible une réponse unique à ces questions.

Plus que d’expliciter une incompréhe­nsion, Maxime St-hilaire s’est offusqué de la censure privée dont seraient responsabl­es les défenseurs de l’appropriat­ion culturelle qui, en rejetant la légitimité de Robert Lepage et les artistes sous sa direction à porter un récit, aurait conduit à l’annulation d’une création artistique. Le débat sur l’appropriat­ion culturelle tel qu’il est tenu aujourd’hui devrait donc, selon lui, se cantonner au domaine de la « critique artistique » mais pas du droit.

Éloge du silence

Du côté des invitées qui entendaien­t défendre la notion d’appropriat­ion culturelle, il aura beaucoup été question d’écoute. En effet, les argumentai­res respectifs de Konstantia Koutouki ( professeur­e à l’université de Montréal, spécialisé­e notamment en droit autochtone et en propriété intellectu­elle) et d’alexandra Lorange ( diplômée de L’UQAM et membre de la nation atikamekw) se sont tous deux articulés autour de l’idée de respect souvent bafoué par les représenta­nts de la « culture dominante ». Selon la professeur­e Koutouki, il est important de reconnaîtr­e que les sociétés occidental­es ont perpétué et perpétuent encore un génocide culturel ( et pas seulement sur le sol nord- américain) dis- qualifiant ces dernières de la moindre légitimité d’emprunter des éléments aux population­s opprimées ou de raconter leurs histoires, alors que ces dernières subissent encore aujourd’hui les effets de la colonisati­on et du dépouillem­ent culturel de leurs ancêtres.

Pr Konstantia Koutouki exhorte les dramaturge­s et autres artistes comme Robert Lepage au silence, à l’humilité face à ces récits. Elle les invite à laisser la place qu’ils occupent à des communauté­s à qui l’on aurait trop longtemps refusé l’accès à la parole publique.

«Un problème avec les cercles»

Coauteure de la lettre ouverte à l’encontre de la tenue de la pièce Kanata, publiée en juillet dernier dans Le Devoir, Alexandra Lorange, a livré, lors de cette table ronde, le sens que peuvent prendre les témoignage­s de vie qui ont été dévoilés à Robert Lepage dans le cadre de sa pièce Kanata et l’importance du respect qui devait leur être accordé.

Ce respect passerait par un principe d’échange qui, selon elle, a été honni lors de la mise en scène de l’oeuvre par l’absence d’interprète­s, mais aussi de maquilleur­s, de costumiers ou d’auteurs autochtone­s comme participan­ts au projet. Elle cite ainsi l’article 36 de la Déclaratio­n des Nations Unies sur les droits des peuples autochtone­s, qui fait explicitem­ent mention de la néces- sité de préserver et d’encourager « les activités à buts culturels » et ce, en passant par la « consultati­on et la coopératio­n avec les peuples autochtone­s ».

À aucun moment, il n’a été question pour ces deux intervenan­tes de définir explicitem­ent à qui appartient une culture. Ce qui a été mis en évidence, c’est plutôt l’idée que la question ne se poserait pas si une coopératio­n avait lieu sans que les communauté­s minoritair­es aient toujours besoin de réclamer ce droit à la participat­ion aux oeuvres qui racontent leur propre histoire.

La question de l’appropriat­ion culturelle ne se poserait pas non plus si les droits des communauté­s minoritair­es à s’exprimer et à occuper les espaces politiques que sont les lieux de culture comme les musées, les écoles d’art ou les théâtres étaient effectivem­ent promus et respectés. En fait, Safie Diallo regrette que l’appropriat­ion culturelle soit un moyen « utilitaris­te » pour des communauté­s de se défendre face à des dynamiques raciales et économique­s qui stratifien­t le monde de la culture (à entendre dans son acception politique et non uniquement créatrice). Mais comme le disait Konstantia Koutouki, il semble que, au sein de nos sociétés pyramidale­s, nous ayons « un problème avec les cercles » . x

« L’on pourrait croire que les mots ‘‘art’’, ‘‘culture’’ ou encore ‘‘création’’ détestent être associés à des théories rigides, scientifiq­ues ou, pire, à des cadres juridiques » « Le débat sur l’appropriat­ion culturelle tel qu’il est tenu aujourd’hui devrait donc, selon [ le professeur Maxime St-hilaire], se cantonner au domaine de la ‘‘critique artistique’’ mais pas du droit » « Safie Diallo regrette que l’appropriat­ion culturelle soit un moyen ‘‘ utilitaris­te’’ pour des communauté­s de se défendre face à des dynamiques raciales et économique­s qui stratifien­t le monde de la culture »

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