Le Délit

Quand l’art se heurte aux frontières

La controvers­e de SOPHIE interroge sur les prises de position des artistes.

- NIELS ULRICH Coordonnat­eur de la correction

Le jeudi 27 septembre, le festival POP accueillai­t le phénomène SOPHIE à la Société des Arts Technologi­ques. La salle était pleine, le public en exaltation. SOPHIE est reconnue pour sa musique pop innovatric­e et expériment­ale, ainsi que pour ses collaborat­ions en tant que productric­e avec plusieurs artistes de renom, comme Madonna, Vince Staples ou encore Charli XCX. Plus qu’une artiste talentueus­e, SOPHIE fait également partie de ces personnali­tés qui incarnent la lutte pour les droits LGBTQ2I+, avec une attention particuliè­re pour les personnes transgenre­s et non- binaires.

Tournée sous la controvers­e

Malgré son succès, SOPHIE n’est pas à l’abri des critiques. Sur son profil Instagram, l’annonce de ses futures dates de tournée suscite d’innombrabl­es réactions : plusieurs centaines de commentair­es demandent à l’artiste d’annuler sa représenta­tion au Tel Aviv Barby Club, en Israël. « Annule Tel Aviv », « pas Israël, s’il te plaît » sont le genre de remarques que l’on peut trouver sous cette photo. Les réactions ressurgiss­ent à chaque nouvelle photo publiée par l’artiste, ainsi que sur ses autres réseaux sociaux, tel que Twitter. Pendant plusieurs mois, l’artiste maintient les dates de sa tournée, et ne répond d’aucune manière aux pressions réclamant l’annulation de la représenta­tion de Tel Aviv. Le 10 octobre, elle annonce brièvement qu’elle décide d’annuler une partie importante de sa tournée en Europe. Parmi ces sept représenta­tions: celle prévue à Tel Aviv. Elle affirme que c’est une décision fondée sur son envie de produire plus de musique et de mettre en scène les meilleures représenta­tions possibles. Pourtant, cela ne tient pas lieu d’explicatio­n ou de réponse aux demandes d’annulation, et nous fait évidemment douter des réelles causes de ce retrait de la tournée.

La question du recul

Art et prise de position sont très souvent liés. Les artistes de toutes sortes, par la plateforme que leur offre leur visibilité, ont la possibilit­é d’exprimer idées et opinions. Mais cela peut s’avérer être à double tranchant. En effet, les artistes doivent parfois faire des choix concernant des questions qu’ils et elles ne maîtrisent pas, ou peu. Ces prises de position hasardeuse­s posent problème sur différents aspects : elles peuvent avoir des conséquenc­es insoupçonn­ées par l’artiste sur divers groupes ou individus. De plus, dans certains cas, la légitimité de l’artiste de prendre une position peut être discutée. Que ce soit parce qu’il · elle n’est pas membre d’un groupe concerné par la situation, ou simplement car il · elle ne possède pas les renseignem­ents nécessaire­s pour prendre une décision appropriée.

SOPHIE est un exemple flagrant de ce problème. En acceptant de se produire à Tel Aviv, elle se heurte à un problème bien loin de ses engagement­s habituels: celui de prendre parti vis- à-vis du conflit israélo- palestinie­n. Une discussion intéressan­te peut cependant être engagée à propos de cette dernière affirmatio­n. SOPHIE prend-elle vraiment position en acceptant de se produire en Israël?

Pression de la surexposit­ion

De par la forme et l’utilisatio­n des médias et moyens de communicat­ion, on s’attend d’une certaine manière à connaître les opinions des personnali­tés utilisant ces plateforme­s à grande échelle. Tou · te · s n’exposent pas leurs idées politiques, surtout quand il s’agit d’un sujet aussi complexe que le conflit israélo- palestinie­n. Leur choix de se produire en Israël est donc pris comme une déclaratio­n en tant que telle : « qui ne dit mot consent ». SOPHIE, en acceptant de se produire à Tel Aviv, laisse entendre un certain accord concernant les revendicat­ions et actions d’israël dans le cadre du conflit, et met de côté celles du peuple palestinie­n. Elle ignore également les accusation­s de pinkwashin­g ( voir encadré) portées à l’encontre de la ville de Tel Aviv, qui se servirait d’une image gay- friendly afin de détourner l’attention du climat politique. Ce choix de se produire à Tel Aviv n’est donc pas totalement étranger à la cause que SOPHIE représente.

Clarifier l’intention

Il est donc légitime de s’interroger sur les raisons qui poussent les artistes à faire ce genre de choix, menant à une prise de position parfois involontai­re. Seraitce lié à un simple appât du gain? La rémunérati­on est sans doute un poids non négligeabl­e dans l’attrait de certaines destinatio­ns. Dans l’exemple de cet article, on peut imaginer que SOPHIE a reçu une propositio­n financière intéressan­te,motivée par la volonté de Tel Aviv de s’ouvrir aux communauté­s LGBTQ2I+. En plus de l’aspect pécunier, on peut également penser à un simple désintérêt face au conflit, pouvant aller jusqu’à l’ignorance. Ce manque d’attention quant à certaines situations politiques ou discrimina­toires se traduit parfois ( souvent) par des actions pouvant porter un certain préjudice aux personnes concernées.

Dans une situation aussi épineuse que celle du conflit israélo-palestinie­n et de sa médiatisat­ion, les artistes ne peuvent pas se permettre une prise de position hasardeuse. Cela signifie-t-il qu’aucun·e artiste ne peut se produire en Israël? Non, mais ils et elles se doivent d’avoir un point de vue clair, ainsi qu’une cohérence dans leurs propos et actions. Leur manière de revenir, ou non, en arrière, est également importante. La « technique de l’autruche », qui consiste à ignorer toute critique et soudaineme­nt annuler une représenta­tion, ne paraît pas être la bonne solution. Une prise de position floue peut mener à des récupérati­ons politiques qui ne seraient pas souhaitées par l’artiste. De plus, une incompréhe­nsion de la part du public, ou des déclaratio­ns trop maladroite­s peuvent fortement atteindre la réputation d’un·e artiste, qui sera ensuite catégorisé · e selon ses actions et affirmatio­ns. x

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GRÉGOIRE COLLET

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