Le Délit

Christiane Taubira

« Il faut accepter que les idées puissent venir du peuple »

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Ancienne Garde des Sceaux, à l’origine la loi de 2013 ouvrant le mariage et l’adoption aux couples de même sexe en France, Christiane Taubira était invitée à Montréal pour intervenir dans le cadre d’une conférence organisée conjointem­ent par les rédactions des journaux Le Monde et Le Devoir, le 26 octobre dernier. Celle qui, déjà, en 2001, avait fait voter une loi reconnaiss­ant l’esclavage comme crime contre l’humanité, était amenée à se prononcer sur les réformes sociétales – dont l’approche française, jugée plus conflictue­lle, interroge le Québec. Aujourd’hui, sa parole est presque davantage littéraire que médiatique : amoureuse du verbe et d’éloquence, elle publiait en juin dernier Baroque Sarabande, livre-hommage aux ouvrages et écrivains qui ont façonné sa réflexion et son engagement politique. Pour ne pas participer, selon ses termes « au vain bruit de fond qui accompagne l’actualité quotidienn­e et chasse impitoyabl­ement la précédente », ses entretiens à la presse française sont rares. Cette économie médiatique semble cependant porter ses fruits : approchée par trois mouvements politiques français de gauche pour en prendre la tête en vue des élections Européenne­s de mai 2019, cette fausse retraitée de la vie politique a trouvé une place de choix en dehors de l’exercice du pouvoir. Et, comme au cours de son engagement, ne laisse personne indifféren­t : en marge de la conférence, les jeunes et les moins jeunes (mais surtout les jeunes) se pressent pour admirer celle que Léa, 20 ans, décrit comme un « modèle » : « Elle a encaissé les coups pour que notre société soit plus juste ! Elle et Simone Veil sont mes deux exemples en politique. »

La vie politique, Christiane Taubira ne s’en tient donc jamais très loin. Comme pour mieux occuper un espace laissé vide, au sein d’une gauche française dont elle juge la situation « désespéran­te ».

Entretien

Le Délit (LD) : Vous participie­z ce vendredi 26 octobre à une table ronde ayant pour intitulé « Réformes sociétales : consensus Québécois, dissensus Français ». Vous trouvez vous aussi que la France est difficilem­ent réformable ? Christiane Taubira (CT) : Je ne dirais pas les choses de cette façon. La France a connu des réformes importante­s. Et le peuple Français est un peuple extrêmemen­t exigeant, car de plus en plus instruit et cultivé, notamment grâce aux progrès de l’éducation et de l’informatio­n, ainsi qu’à la démocratis­ation de l’accès à la culture, aux loisirs, ou aux voyages... Les citoyens ont de plus en plus d’éléments de compréhens­ion du débat public, et sont donc plus que jamais poussés à y participer.

Il faut donc que la politique s’adapte à cette évolution : plutôt que d’imposer envers et contre les individus une vision du bien dans la société, il faut accepter que les idées puissent également venir du peuple. Et lorsque je parle de « peuple » , ce n’est pas par démagogie, ou pour dire que celui- ci a toujours raison. Mais je crois qu’on doit le traiter avec respect : accepter de l’entendre, de lui donner raison quand c’est le cas - et être capable de lui dire lorsqu’il a tort. Il faut également être pédagogue. Lorsque l’on explique de manière intelligib­le les enjeux d’une réforme, que ces enjeux sont conformes à nos valeurs, à nos principes, à nos exigences de solidarité et de libertés fondamenta­les, et que l’on est certains que c’est pour le bien commun, alors on peut agir. Et réformer.

Il ne s’agit donc pas de faire de la politique contre les gens, en les méprisant et en ignorant leurs revendicat­ions et exigences d’explicatio­ns. Mais il s’agit, après avoir fait preuve de pédagogie, d’avoir le courage de réformer.

LD : Au Québec comme en France, dans le cadre du débat sur la prohibitio­n du voile intégral dans la sphère publique, une ligne de fracture se dessine dans l’idéologie féministe : certains voient le voile comme un instrument d’op- pression de la femme ; d’autres, au contraire, défendent la liberté de la femme de s’habiller comme elle le souhaite. Où vous situez- vous ?

CT : Il y a deux débats de natures différente­s : l’un concerne le voile, l’autre, le voile intégral. Et en France, la loi de 1905 est la matrice à partir de laquelle on conçoit les relations entre l’état et les citoyens ou les structures privées. En 2004, il y a eu un débat au sujet d’une loi

« Il est du devoir de l’union européenne de construire une réponse à cette crise [migratoire]. [...] Seulement, ses dirigeants, aussi bien les technocrat­es raisonneur­s que les gouvernant­s démagogues et lâches [...]sont assez peu allants pour mettre en place des dispositif­s d’accueil » « Moi, je ne rêve pas la politique. Je la fais dans l’action »

visant à interdire le port du voile ( non- intégral) dans les établissem­ents scolaires publics français. En tant que parlementa­ire, j’ai voté contre ce texte de loi, pour deux raisons : soit l’on considère que le port du voile est un danger pour la société ; auquel cas il n’y a aucune raison de se limiter à la sphère de l’école. Soit il y a des arrière- pensées derrière ce projet de loi - et je pense qu’il y en avait. Je l’ai très clairement exprimé à la tribune de l’assemblée nationale. Je ne me suis pas abstenue : j’ai voté contre ce texte de loi, d’autant que la commission Stasi (commission de réflexion sur l’applicatio­n du principe de laïcité, mise en place par le président français Jacques Chirac en 2003, ndlr) avait déjà travaillé à ce sujet, et que le débat avait été posé.

Plus tard, en 2010, il y a eu le débat sur la prohibitio­n du voile intégral dans l’espace public. Pour d’autres contrainte­s, je n’ai pas pu prendre part à ce scrutin. Mais le voile intégral pose question dans notre société : dans l’espace public, où chacun se croise et se rencontre, je pense qu’il est nécessaire de pouvoir se voir.

Ceci étant dit, il n’est pas question de laisser le dernier mot aux intolérant­s, aux islamophob­es, ou à ceux qui, pour des raisons malsaines et inavouées, n’accepterai­ent pas la diversité dans la société. C’est pour cela qu’il faut s’interroger sur les intentions derrière chaque débat.

LD : Depuis un an, on assiste à une libération de la parole des victimes de harcèlemen­t sexuel, notamment à travers le hashtag #Balanceton­porc. À cause d’un tribunal qui se joue d’abord sur la scène médiatique, n’est- on pas passé à un système où l’accusé est publiqueme­nt présumé coupable, au mépris des droits de la défense ?

CT: Ce mouvement est fondé et légitime. Il est également planétaire, parce que nous vivons à une époque d’omniprésen­ce des réseaux sociaux, du web, et donc d’une circulatio­n et d’une amplificat­ion considérab­le de toute parole individuel­le, qui peut rapidement devenir une parole globale. C’est un fait de l’époque. Mais le harcèlemen­t et les agressions sexuelles sont également une réalité. Et j’ai foi en nos sociétés démocratiq­ues, et je fais confiance aux vrais États de droit. Je souhaite par principe que toute situation soit traitée par une institutio­n judiciaire, et que les personnes mises en cause soient en situation de se défendre ; et donc que la présomptio­n d’innocence puisse prévaloir. Dans la réalité, il y a incontesta­blement des abus, de la délation, et des dérapages. Mais il y a cela dans tous les grands mouvements politiques, sociaux, et culturels ! Il faut le déplorer : ce sont des scories. Mais le déplorer ne doit pas conduire à délégitime­r l’ensemble de ce mouvement. Il est temps de mettre un terme à cette oppression massive qui pèse sur les femmes qui, quelles que soient leurs qualités personnell­es, compétence­s et qualificat­ions, sont souvent placées en situation de vulnérabil­ité vis-à-vis des gens de pouvoir. Pour nous tous, il faut mettre un terme à cette société où, parce que l’on est un homme, on domine ! Et même pour les hommes, est-ce une culture vraiment saine ? Arrivons à des sociétés réellement démocratiq­ues, où chaque personne est prise pour ce qu’elle est, et pour ce qu’elle vaut.

J’entends qu’il y a de la délation, des abus… Il y en a, incontesta­blement ! Mais je n’entends pas – et c’est grand dommage – parler de ces femmes qui ont le courage de prendre la parole, et que l’on ne croit pas, ou à qui l’on répond que le délai de prescripti­on est passé.

LD : Pour répondre à de tels cas, le système judiciaire a-t-il besoin d’être réadapté ?

CT : Ce serait au système judiciaire de s’adapter lui-même s’il s’avérait dépassé par les évènements, c’est donc à lui de répondre. Le harcèlemen­t et les agressions sexuelles tombent sous la qualificat­ion juridique de « délit » ou de « crime », et doivent donc être punis par nos lois. Il faut que l’institutio­n judiciaire soit en capacité d’apporter des réponses satisfaisa­ntes à ces victimes. Et si la justice s’en montre capable, il n’y a aucune raison que des individus éprouvent le besoin d’abuser du mouvement #Metoo, de mentir, ou de diffamer… Et s’ils le font, ils pourront être poursuivis. Mais pour pouvoir les poursuivre, faisons fonctionne­r la justice, et exécutons le droit.

LD : Vous avez publié en juin 2018 une tribune dans Le Journal du Dimanche ( JDD) - votre « J’accuse » au sujet de l’aquarius (qui a sauvé 629 migrants de la mer, et a été bloqué dans les eaux entre l’italie et Malte, faute de vivres) - où vous déplorez l’inaction de l’union Européenne. Avec le recul des années, jugez-vous que la politique de la France a été à la hauteur depuis le début de cette crise migratoire ?

CT : Non, incontesta­blement, y compris par le gouverneme­nt auquel j’ai participé. En tant que Garde des Sceaux, j’ai d’ailleurs fait des déclaratio­ns à ce sujet-là, qui n’étaient pas en conformité avec la ligne du premier Ministre. Et effectivem­ent, à cette époque-là, déjà et encore, les pouvoirs politiques n’ont pas été à la hauteur.

Nous montrons une incapacité à comprendre les évènements, et à les qualifier pour ce qu’ils sont : une période de circulatio­n humaine particuliè­rement importante, liée à un désordre du monde auquel nous participon­s, ou aux changement­s climatique­s, qui entraînent par exemple la disparitio­n de territoire­s insulaires entiers. Et nous avons des responsabi­lités dans la guerre en Syrie, dans l’incapacité à arrêter les exactions de Bachar el-assad et les massacres qu’il commet contre son peuple. Nous avons été incapables d’agir contre cela. Nous en avons dans le chaos libyen. Cette situation est aussi liée à l’impuissanc­e de la communauté internatio­nale, qui, à travers L’ONU, fait montre d’une impotence généralisé­e. Et, au lieu d’essayer de combattre cette impotence, nous faisons — très lâchement — le choix minable de traiter les réfugiés comme des bouc-émissaires.

Individuel­lement, les pays ne sont pas en situation d’affronter ces défis. Mais nos responsabi­lités sont lourdes. Et nous ne pouvons nous en exonérer en ignorant ceux qui viennent frapper à notre porte. Je refuse de m’y résoudre.

Il est du devoir de l’union européenne de construire une réponse à cette crise. Elle en a les moyens. Seulement, ses dirigeants, aussi bien les technocrat­es raisonneur­s que les gouvernant­s démagogues et lâches, tous indifféren­ts à la situation de détresse des réfugiés, sont assez peu allants pour mettre en place des dispositif­s d’accueil.

LD : La gauche rançaise, qui présentera près de 7 listes aux élections européenne­s, est aujourd’hui plus divisée que jamais. Rêvez-vous d’une union des Gauches, ou même d’en prendre la tête ?

CT : Moi, je ne rêve pas la politique. Je la fais dans l’action. Et, en effet, la situation de la gauche française est très franchemen­t désespéran­te. Mais l’union est un combat : elle ne tombe pas du ciel, et je n’ai pas une vision messianiqu­e de la politique. Je crois en revanche à la responsabi­lité humaine, et notamment à celle des personnage­s politiques.

Or, l’état actuel de cette famille politique démontre très clairement que les différents partis de gauche n’ont pas été en mesure de faire l’analyse de ce qu’il s’est passé sur les trente dernières années, et plus particuliè-

rement en 2017. Sa responsabi­lité est très lourde. D’où vient cet état de fait, celui de la gauche en état de déliquesce­nce aujourd’hui ?

LD : Du quinquenna­t Hollande ? CT : Pas seulement. Le gouverneme­nt Jospin avait déjà rompu avec plusieurs principes de gauche ; la présidence Mitterrand avait aussi bifurqué sur un certain nombre de choix politiques fondamenta­ux. Sans pour autant les dédouaner, l’important n’est pas de pointer un individu ou un autre… Ce qui compte, c’est de savoir si nous sommes en capacité d’analyser sérieuseme­nt et honnêtemen­t ce qu’il nous est arrivé, de jauger notre responsabi­lité collective dans l’état actuel de la gauche. Et de nous ressaisir. Manifestem­ent, on n’en voit pas encore les signes. Pourtant ce monde inégalitai­re et violent a plus que jamais besoin des idéaux d’égalité, de solidarité et d’émancipati­on.

LD : Dans sa chanson Le Monde ou Rien, le groupe PNL écrit :

« On est voués à l’enfer, l’ascenseur est en panne au paradis. C’est bloqué, ah bon ? Bah j’vais bicrave dans l’escalier »

Le duo fait ici comprendre que la vente de drogue est, pour beaucoup de jeunes issus de quartiers défavorisé­s, le seul moyen d’accéder à l’ascenseur social, qui ne fonctionne plus en France. Face à cela, que peut le politique ?

CT : Assurer l’état de droit partout : garantir l’égalité, l’accès à l’éducation, ainsi que le bon fonctionne­ment des pouvoirs publics. Quand on voit qu’il existe des quartiers où il n’y a plus de bibliothèq­ues, plus de services sociaux, plus d’éducateurs de rue… Et qu’il y a des établissem­ents où l’on envoie des enseignant­s, qui ne sont parfois même pas volontaire­s, ou qui sont inexpérime­ntés…. Et lorsqu’ils sont volontaire­s, expériment­és ou non, ils se retrouvent démunis et en manque de moyens. Cette question constitue une obligation pour les pouvoirs publics. Et cette obligation est contenue dans la devise républicai­ne. x

« la situation de la gauche française est franchemen­t désespéran­te » « nous ne pouvons nous en exonérer en ignorant ceux qui viennent frapper à notre porte »

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