Le Délit

#Metoo n’a pas changé nos grilles de lecture

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Lara Benattar et Évangéline Durand-allizé Rédactrice en chef & Éditrice Culture

Selon Christiane Taubira, figure d’intégrité et de force morale de la gauche française, le mouvement #Metoo a pu conduire à des déclaratio­ns abusives, à des délations, et autres dérapages (“Il faut accepter que les idées puissent venir du peuple”, pp. 8- 9). En réponse aux questions de notre journalist­e, elle affirme que ces abus doivent être pesés et combattus juridiquem­ent, et pour ce faire, la présomptio­n d’innocence doit être protégée. Elle refuse toutefois de dénigrer le mouvement entier à cause de ses débordemen­ts, affirmant que les abus sont inéluctabl­es dans tous les « grands mouvements politiques, sociaux, et culturels ». La légitimité de ce mouvement reste entière à ses yeux: l’oppression massive des femmes doit cesser, et les rumeurs des dérapages ne devraient pas couvrir les voix des victimes qui ont le courage de dénoncer leur agresseur.

La nuance de son propos nous semble essentiell­e et sa critique adaptée à bien d’autres contextes. Nous comprenons le discours de l’ancienne Garde des Sceaux comme une exhortatio­n à dépasser l’habitude de tourner en ridicule les manifestat­ions les plus visibles et extrêmes de mouvements dont la complexité échappe au traitement médiatique. Il est entendu que les dérapages semblent être des sources d’informatio­n clés car facilement accessible­s. Continuell­ement submergé · e · s d’informatio­ns, l’on ne voit et retient souvent que le sensationn­el. Devant la complexité de l’époque dans laquelle nous vivons, nous nous attachons aux extrêmes pour tenter de la comprendre. Il nous semble au contraire essentiel de nuancer la réflexion, et explorer la complexité des mouvements plutôt que les discrédite­r d’un revers de main devant leurs inévitable­s dérapages.

Les discussion­s autour du mouvement #Metoo ont énormément porté sur le sort des hommes. La dénonciati­on et la condamnati­on de dizaines d’hommes influents pour inconduite sexuelle et la remise en cause d’une masculinit­é violente et dominatric­e fait les unes des médias internatio­naux depuis plus d’un an. On entend souvent exprimée la crainte que la présomptio­n d’innocence soit en danger, que la séduction et la galanterie des hommes envers les femmes soient devenues impossible­s, que les hommes soient vus d’abord comme des agresseurs potentiels. La même grille de lecture chère à la société patriarcal­e semble être utilisée pour comprendre un mouvement qui souhaite en déconstrui­re les fondements. L’on se concentre sur les phénomènes les plus visibles, comme le changement de statut des hommes et les nouvelles exigences auxquelles ils doivent se soumettre. Liés à ceux que l’on voit et entend déjà le plus, ces phénomènes se manifesten­t plus clairement que l’influence du mouvement sur les vies des femmes. En donnant une importance telle à l’influence de #Metoo sur les hommes, nous sommes susceptibl­es de renforcer les logiques d’invisibili­sation des situations des femmes. Aussi, nous risquons d’uniformise­r les situations des femmes, pourtant profondéme­nt diverses, notamment selon leur appartenan­ce raciale, leur rapport au genre et leur capital socio- économique. x

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