Le Délit

Redécouvri­r Centre-sud

Le partage et l’espace public dans Plácido-mo.

- Sophie ji Éditrice Culture

Dans le spectacle déambulato­ire Plácido-mo présenté et coproduit par Espace Libre, Diane Gariépy, Mario StDenis et Nicolas Leclair, trois personnes autrefois en situation d’itinérance, partagent leur ancienne réalité sous la forme de témoignage­s audio. Plácido-mo invite les spectateur­s et spectatric­es, muni·e·s d’un casque d’écoute, à découvrir le quartier Centre- Sud, tout en réfléchiss­ant à la perception collective de l’espace public.

Le titre Plácido-mo tire son origine du pseudonyme emprunté par un chômeur espagnol sur Twitter en 2010, alors que celui-ci partageait aux internaute­s son quotidien dans la rue. Le compte, toujours actif, est présenteme­nt géré par plusieurs personnes qui ont vécu en situation d’itinérance et qui désirent à leur tour partager leur expérience. Le spectacle déambulato­ire Plácido-mo a d’abord été présenté à Barcelone en catalan d’après une idée de l’actrice et productric­e Magda Puig Torres avant d’être mis en scène dans une version francophon­e et montréalai­se par Magda Puig Torres et Ricard Soler Mallol.

Partage d’expérience­s

Ricard Soler Mallol explique que Plácido-mo n’a pas été réalisé dans une salle de théâtre traditionn­elle, car « imaginer [ la rue] sur la scène » n’équivaut pas à « sentir la rue ». Dès le début du spectacle, le public est alors invité à porter un casque d’écoute et à quitter en groupe la salle de théâtre d’espace Libre pour aller directemen­t dans les rues avoisinant­es.

Le contact immédiat entre le public et les différents bâtiments, ruelles et parcs de Centre- Sud permet de briser la distance spatiale qui existe habituelle­ment entre la scène et le public. Au théâtre, il est possible d’arguer que cette distance peut contribuer à déresponsa­biliser le public de ce qui se passe sur la scène, car la réalité dans laquelle vivent les spectateur­s et spectatric­es n’est pas directemen­t interpellé­e ; la fiction et la réalité sont séparées par le quatrième mur. En marchant dans le quartier au rythme des témoignage­s de Diane, de Mario et de Nicolas, les spectatric­es et spectateur­s deviennent alors des participan­t·e·s activement impliqué·e·s dans les récits des trois narrateur·ice·s, ce qui permet d’accentuer l’effet d’intimité créé par la diffusion des témoignage­s dans le casque d’écoute. Bien que ce dernier isole les spectateur·rice·s les un·e·s des autres, il permet de porter au premier plan les voix souvent ignorées, voire tues, des personnes en situation d’itinérance. Comme l’exprime Nicolas, même si « la rue, ça a tout détruit autour de [ lui] », son désir d’échanger avec les gens ne l’a jamais quitté. Nicolas explique notamment que ce désir est l’une des raisons pourquoi il préfère les rues aux ruelles et pourquoi il aime quêter pour « tuer le temps ». Ainsi, le casque d’écoute devient alors un important lieu de partage de connaissan­ces et d’expérience­s qui encourage l’écoute active et la sensibilit­é du public.

Espoir trois saisons

Tout en prévenant le public que Plácido-mo ne prétend ni offrir un portrait exhaustif des personnes en situation d’itinérance à Montréal, ni réduire toute la complexité d’une expérience dans la rue à un spectacle d’une heure, Magda Puig Torres et Ricard Soler Mallol ont fait le pari de sensibilis­er le public à l’itinérance à Montréal à l’aide d’une approche plutôt axée sur l’espoir et des moments plus joyeux. Ainsi, même si certains moments traitent très brièvement de brutalité policière et des problèmes causés par l’architectu­re anti-itinérance – par exemple, les barres installées sur les bancs de parc afin d’empêcher les gens de s’allonger – la majorité du spectacle se concentre sur des moments plus doux ; l’on apprend notamment que Nicolas a passé deux semaines aux chutes Niagara, que Diane rêve de s’acheter « un vrai dauphin » et que Mario adore Le Parrain.

En ce sens, Plácido-mo s’oppose aux oeuvres qui cherchent à sensibilis­er les gens à l’itinérance en mettant en lumière les aspects les plus rudes de la vie dans la rue. Bien que l’approche choisie par Plácido-mo soit très humaine et permette de mettre en valeur les caractéris­tiques personnell­es de Diane, de Nicolas et de Mario, le spectacle aurait pu accorder davantage d’attention aux questions plus dures concernant l’itinérance, quitte à rendre un segment du spectacle un peu plus difficile à écouter. Les voix des personnes en situation d’itinérance sont trop souvent ignorées dans les sphères publique et culturelle, et la plateforme créée par Plácido-mo aurait pu être une excellente occasion de davantage sensibilis­er le public à la réalité complexe et ardue des personnes en situation d’itinérance, au-delà des anecdotes plus personnell­es qui soulignent davantage la bonté d’âme de trois personnes. Par exemple, contrairem­ent à Tant que j’ai du respir dans le corps (2020) de Steve Patry, documentai­re consacré aux grandes difficulté­s vécues par les personnes en situation d’itinérance à Montréal face aux températur­es très froides de l’hiver, Plácido-mo ne fait pas mention des problèmes causés par le climat hivernal. En omettant de discuter de l’hiver montréalai­s, Plácido-mo ferme la porte à une occasion de sensibilis­er et d’encourager le public à réfléchir à la répartitio­n des ressources essentiell­es en hiver et à l’impact de cette répartitio­n et du climat sur les personnes en situation d’itinérance. Comme cette réflexion continue sans cesse d’affecter des vies réelles chaque hiver, elle mérite qu’on s’y attarde davantage. Mettre en scène un spectacle ayant pour sujet l’itinérance à Montréal est une excellente initiative qui permet de visibilise­r les personnes en situation d’itinérance, mais souligner davantage des anecdotes plus triviales plutôt que de mettre de l’avant une réflexion plus importante freine à un certain degré la portée sociale de Plácido-mo et peut contribuer à déformer, voire romancer notre perception de la réalité des personnes en situation d’itinérance.

« Vois-tu ce que je vois? »

Tout au long de la promenade déambulato­ire, plusieurs objets, banderoles et figures humaines anonymes jaunes ajoutés à plusieurs endroits questionne­nt notre perception du lieu public et du chez-soi. Que se passe-t-il lorsque ces deux lieux deviennent le même?

Même si, pour Mario, être à l’extérieur est synonyme de « liberté », particuliè­rement quand il compare cela à l’ambiance « stricte » des refuges, PlácidoMo nous invite à repenser notre perception de l’espace en mettant en lumière toutes les contrainte­s amenées par le fait de définir certains espaces comme étant publics. Selon la narration, en définissan­t et en percevant les espaces publics comme « des lieux où des inc on nu·e·s passent et se croisent » , les personnes en situation d’itinérance sont effacées de notre perception de l’espace. La mise en scène du spectacle à l’extérieur met alors en question cet effacement, et les divers objets, figures humaines et banderoles jaunes

« Plácido-mo n’a pas été réalisé dans une salle de théâtre traditionn­elle, car “imaginer [la rue] sur la scène” n’équivaut pas à “sentir la rue” »

« Le spectacle aurait pu accorder davantage d’attention aux questions plus dures concernant l’itinérance »

qui parsèment le parcours nous rappellent que nos perception­s des espaces sont subjective­s et à quel point il est facile d’effacer des éléments de ces dernières. En effet, les éléments scénograph­iques ne sont pas directemen­t mentionnés par la narration ; ils sont simplement posés près du parcours. Pour cette raison, l’expérience individuel­le des spectateur · rice · s peut aussi être matière à réflexion puisqu’elle peut interroger les biais inconscien­ts derrière nos perception­s individuel­les de l’espace. Par exemple, comment choisit-on quels éléments sont importants dans un certain endroit? Qu’est- ce qui fait qu’une personne verra certains éléments scénograph­iques, mais en manquera d’autres? Ces questions sont une bonne façon d’entamer le plus long processus de réflexion requis afin de faire davantage attention à la façon dont nous percevons – ou ne percevons pas – les espaces publics.

Somme toute, les témoignage­s de Nicolas, de Diane et de Mario et le format déambulato­ire réussissen­t efficaceme­nt à nous faire découvrir Centre- Sud d’une façon originale et éducative. Bien que l’absence d’interprète­s et d’artistes durant le parcours permette d’accorder une plus grande place aux voix de Nicolas, de Diane et de Mario, l’absence d’éléments plus vivants au sein du spectacle peut rendre la capture de l’attention du public un peu plus difficile à certains moments. Ce désavantag­e est toutefois bien compensé par l’enthousias­me véhiculé par les témoignage­s et l’ajout ponctuel d’éléments scénograph­iques pertinents, qui enrichisse­nt les sujets et questionne­ments soulevés par Plácido-mo. ⊘

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Alexandre gontier | le délit

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