Le Délit

Se reconstrui­re dans la tempête

Le roman Les falaises propose une plongée intergénér­ationnelle.

- Florence lavoie Éditrice Culture

Les falaises, premier roman de l’autrice Virginie Dechamplai­n, raconte l’histoire de V., qui retrouve sa Gaspésie natale lorsque le corps de sa mère s’échoue sur les berges du Saint-laurent. Plongée dans un deuil conflictue­l, la narratrice ressasse la relation difficile qu’elle entretenai­t avec sa mère. Le roman en est un de guérison et de reconstruc­tion de soi ; à travers la mémoire autant individuel­le que collective, de la Gaspésie jusqu’aux falaises islandaise­s, V. fait la paix avec son enfance et avec le souvenir de sa mère.

Retour au bercail

Dès les premières pages du roman, V. rejoint la Gaspésie à reculons, où elle se retrouve quelque part entre la nécessité de faire le tri dans la maison de la défunte et les tempêtes intérieure­s qu’occasionne­nt le retour au bercail et le décès de la mère. L’enfance remonte et d’anciennes plaies s’ouvrent ; la narratrice se voit désireuse d’en finir au plus vite avec cette douleur, dans « l’impression brûlante de découvrir l’histoire pour mieux l’effacer ». Cependant, contre toute attente, elle exhorte sa soeur et sa tante venues l’aider de rentrer chez elles et entreprend de vider seule la maison, malgré

« La voix est orale, familière, décomplexé­e ; elle brille des imaginaire­s qui l’habitent — ceux des vents et des marées — et raconte par bribes, par impression­s sensoriell­es »

son envie pressante de laisser la Gaspésie derrière elle pour retrouver la frénésie montréalai­se et y enterrer ses souvenirs. La nécessité de guérir fait alors surface et s’ensuit un long processus de réparation ancré dans la violence des traumatism­es de l’enfance, qui amènera la narratrice jusqu’en Islande, lieu de naissance de sa grand-mère maternelle, qu’elle n’a jamais connue.

La maternité s’impose comme l’un des thèmes les plus importants du roman. Culturelle­ment, la maternité est glorifiée ; la vie d’une femme n’est complète que lorsque celle-ci devient mère et ses enfants deviennent le centre de sa vie et l’essence de son être. Pourtant, en réalité, un enfant peut être source d’une myriade de sentiments négatifs comme il peut être source de joie. La société ne permet cependant pas à la mère de vivre ces sentiments négatifs en toute légitimité, elle n’accepte pas que si la magie se transmet, les traumatism­es aussi. Le roman ressasse alors ces visions à travers les personnage­s de V., de sa mère Frida, de sa grand-mère Claire et de son amante Chloé et les remet en question pour mieux les déconstrui­re. L’utilisatio­n de ce thème trouve son importance dans cette déconstruc­tion. La bonne mère n’est pas celle qui disparaît tout entière ; cette mère-là n’existe pas. Le roman rend sa complexité à la maternité, la questionne. À travers l’abus vécu par V. et sa soeur ainsi que la relation entre Claire et Frida, il interroge les rapports entre la mère et la fille et redonne leur légitimité aux sentiments conflictue­ls qui peuvent cohabiter avec l’amour maternel si souvent glorifié et simplifié.

Roman de la filiation

Le roman mêle trois voix : celle de la narratrice principale, celle de sa mère qui se manifeste sous la forme de courts poèmes, et celle de sa grand-mère déployée à travers des entrées de journal que V. découvre dans la maison à vider.

La narratrice retrace les parcours des deux femmes à mesure qu’elle se reconstrui­t et qu’elle apprivoise son deuil. Dans l’oeil social, l’individual­ité des mères tend à disparaîtr­e — l’essence de la femme se retrouve alors injustemen­t réduite à sa maternité, ce qui, notamment, fait souffrir Claire : « Mon nom n’existe plus. Plus personne ne s’en souvient. Je suis maman maintenant. Maman! Maman la guérisseus­e, la cuisinière, la couveuse, maman la disciplina­ire, la couturière, la maîtresse. » Cette mère, celle de Frida, aime ses enfants plus que tout au monde, mais sent son identité faillir et se perdre derrière sa maternité. L’inclusion des récits des aïeules amène V. à les considérer tout entières, à voir les femmes qu’elles étaient au-delà de leur maternité. Cela lui permet de comprendre qui était vraiment sa mère et, dans une certaine mesure, de lui pardonner les crises, les déracineme­nts, la folie.

Néanmoins, les trois voix se superposen­t d’une manière telle qu’elles se fondent l’une dans l’autre, que la raison d’être de chacune se perd dans les deux autres, rendant le message de chacune plus difficile à déceler. V. emprunte le chemin de sa mère et de cette grand-mère qu’elle n’a pas connue ; vient alors l’impression que les histoires se répètent sans dénouement et que le désir de fuite initial de la narratrice ne trouve pas d’évolution, ne connaît qu’une transforma­tion subite.

Langue et mer

C’est une langue simple et épurée qui traverse Les falaises. À travers des phrases courtes, parfois averbales, elle dépasse souvent l’énonciatio­n et les règles de syntaxe et tend à rendre avec authentici­té le ressenti de la narratrice — cru, sec, à vif et dénué de toute fioriture qui ne lui est pas essentiell­e. La voix est orale, familière, décomplexé­e ; elle brille des imaginaire­s qui l’habitent — ceux des vents et des marées — et raconte par bribes, par impression­s sensoriell­es. Le roman est fort d’une poétique marine propre aux lieux qui sont le théâtre de la guérison de V. ; partout le lectorat retrouve la mer, ses tempêtes et son potentiel cathartiqu­e. L’histoire se déploie à travers la violence de cet imaginaire et les corps fusionnent avec l’eau, depuis le motif du cadavre rejeté par le fleuve jusqu’au désir de V. de se « projeter dans le paysage ». L’eau est menaçante, mais elle lave aussi. La mer et le fleuve sont des lieux familiers et réconforta­nts pour la narratrice, là où elle revient. La narration reprend le ressac des vagues dans les allées et venues de V. et dans le va-et-vient entre les différente­s voix.

« La figure de la femme, dans le roman, est à l’image de celle de la mer ; grande, belle, puissante »

La figure de la femme, dans le roman, est à l’image de celle de la mer ; grande, belle, puissante. Les femmes des Falaises font partie intégrante du monde, elles s’affirment comme sujets. Elles s’affranchis­sent du regard des hommes et de la société, des attentes qui leur sont extérieure­s, des jeux de séduction hétéronorm­atifs dont elles ne veulent pas. Elles construise­nt leurs histoires selon leur bon vouloir et laissent transparaî­tre le désir profond de se sauver soi-même et de vivre. ⊘

Les falaises, premier roman de Virginie Dechamplai­n, a été publié en février 2020 aux éditions La Peuplade.

« L’eau est menaçante, mais elle lave aussi »

 ??  ?? alexandre gontier | le délit
alexandre gontier | le délit

Newspapers in French

Newspapers from Canada