Le Délit

La loi 96 est discrimina­toire, mais elle n’a pas à l’être

Philippe Bédard-gagnon Rédacteur en chef

- Louise Toutée Éditrice Enquête

Le gouverneme­nt de la Coalition Avenir Québec (CAQ), mené par le premier ministre François Legault, n’a jamais eu comme priorité les conditions des population­s autochtone­s au Québec. M. Legault l’a prouvé il y a deux ans, lorsqu’il est devenu le seul premier ministre canadien à ne pas reconnaîtr­e la présence de racisme systémique dans sa province. Il l’a également prouvé cet automne, en refusant d’adopter le Principe de Joyce visant à combattre la discrimina­tion dans le système de santé, et il l’a encore prouvé la semaine dernière, lorsqu’il a prétexté un besoin de « productivi­té » afin de justifier de ne pas faire de la Journée de la vérité et de la réconcilia­tion un jour férié. Il n’est alors pas surprenant que son projet de loi 96 (PL 96) soit jugé colonialis­te et discrimina­toire par l’équipe du Mcgill Daily ainsi que par plusieurs autres communauté­s québécoise­s. La reconnaiss­ance du français comme langue commune du territoire ne fait pas l’unanimité.

Ce serait cependant simpliste que de voir en le PL 96 une simple mesure discrimina­toire du gouverneme­nt Legault envers les communauté­s autochtone­s de la province. Contrairem­ent à d’autres projets de la CAQ, comme la controvers­ée Loi 21, le PL 96 fait consensus au sein des partis de l’assemblée nationale, qui reconnaiss­ent tous l’importance de la langue française dans l’identité des Québécois et des Québécoise­s. Du serment du Test aux exigences de bilinguism­e injustifié­es dans les restaurant­s du centre-ville, les francophon­es de la province et du Canada ont toujours eu à se justifier de ne parler qu’une « seule » langue. À Montréal, on s’est longtemps promené dans des rues commerçant­es où l’on affichait presque uniquement en anglais. Comme Le Délit, la Loi 101 vise depuis 1977 à limiter le déclin du français. Elle a été adoptée dans le but de sauvegarde­r une particular­ité culturelle mise en péril par le Canada et la culture américaine, pas pour étouffer les minorités du territoire.

Plus de 40 ans après sa création, force est de constater que la Charte de la langue française (communémen­t appelée Loi 101) ne suffit plus à protéger le français au Québec. En effet, la proportion de la population québécoise utilisant le français à la maison devrait passer de 82% en 2011 à environ 75% en 2036, selon l’office québécois de la langue française (OQLF). La place du français dans le monde du travail est aussi de plus en plus menacée, et les entreprise­s demandent souvent une connaissan­ce de l’anglais préalable à l’embauche – ce qui nuit d’ailleurs à l’inclusion de certains groupes issus de l’immigratio­n. C’est pour ces raisons que la CAQ a proposé son nouveau projet de loi.

Les efforts des Québécois·es pour protéger la langue française sont depuis longtemps décrits comme discrimina­toires, racistes, ou même colonialis­tes. Ces analyses, parfois teintées de stéréotype­s dépeignant le peuple québécois comme traditiona­liste et replié sur lui-même, oublient que cette démarche est en elle-même une lutte contre les traces d’une ancienne colonisati­on, celle du Royaume Uni. On ne peut s’empêcher de voir une sorte d’hypocrisie lorsque la restrictio­n des services en anglais, qui affecte disproport­ionnelleme­nt les population­s autochtone­s, est qualifiée de colonialis­te par certains anglophone­s : la raison pour laquelle ces population­s parlent majoritair­ement anglais est qu’elles-mêmes ont été colonisées par des anglophone­s et envoyées dans des pensionnat­s anglais.

Cependant, les francophon­es ont aussi activement assimilé les population­s autochtone­s sur le territoire du Québec, et il·elle·s représente­nt encore une majorité sur le territoire. Au Québec, le français est donc à la fois l’opprimé et l’oppresseur. Il serait ridicule – et de mauvais goût, moins d’une semaine après la tenue de la première Journée nationale de la vérité et de la réconcilia­tion – de comparer les torts qu’ont subis et que subissent encore les Autochtone­s à ceux subis par les francophon­es. L’horreur des attaques des régiments français dans les villages autochtone­s, des enlèvement­s, des épidémies et des pensionnat­s ne se compare pas à une lutte linguistiq­ue.

Les politiques de la loi 96 auront bel et bien comme effet concret d’affecter les Autochtone­s davantage que le reste de la population, notamment en ce qui a trait à l’accès aux soins. Les services publics du Québec ne se sont d’ailleurs pas radicaleme­nt améliorés depuis le dépôt du rapport Viens, le 30 septembre 2019. La CAQ n’accepte toujours pas non plus de reconnaîtr­e l’existence du racisme systémique dans les services publics. Rien de surprenant, alors, qu’elle n’ait pas adéquateme­nt consulté les représenta­nt·e·s autochtone­s au cours de la conception du PL 96. Malgré tout, celui-ci ne peut pas raisonnabl­ement être comparé au nazisme, comme l’a fait la représenta­nte du Conseil des femmes de Montréal Maria Peluso en commission parlementa­ire. La raison d’être de la loi 96 et l’esprit qui anime ses partisan·e·s en sont très loin.

Surtout, il faut garder en tête que les luttes pour le français et pour les conditions des autochtone­s ne sont pas forcément contradict­oires. On peut – et il faut – les unir, par exemple, en profitant du projet de loi 96 pour donner un statut particulie­r aux langues autochtone­s, comme le demandent plusieurs nations, ou établir des exceptions pour protéger l’enseigneme­nt de ces langues au Québec. Est-ce si difficile pour un nationalis­te québécois comme François Legault de faire preuve d’empathie avec d’autres peuples qui craignent l’assimilati­on? La logique et la cohérence commandent une telle approche. Après tout, de nombreuses revendicat­ions autochtone­s et francophon­es se rejoignent sur une sensibilit­é commune, qui est parfois plus difficile à saisir pour celles et ceux dont l’anglais est la langue maternelle : perdre sa langue, c’est perdre sa culture. ⊘

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