Le Délit

Duplessis : précurseur de la fin d’une époque

Un rappel que l’histoire ne s’écrit pas seulement à travers l’action de quelques hommes.

- Jean-simon Gagné-nepton Contribute­ur

62ans après son décès, Maurice Duplessis redevient la coqueluche des un·e·s et l’épouvantai­l des autres, à l’image de nombres de figures historique­s instrument­alisées et dénaturées à des fins politiques modernes. Il devient essentiel dans ce contexte de ramener les choses en perspectiv­e en cassant le mythe de la Grande Noirceur, érigé comme antithèse de la Révolution tranquille et qui définit la période du second mandat de Duplessis de 1944 à 1959. En effet, cette appellatio­n ne suffit pas à rendre compte de la réalité politique de cette époque. Le Québec de ce temps était dirigé par un gouverneme­nt de notables qui tentait de maintenir la gestion libérale orthodoxe de l’économie, laquelle présuppose que le grand capital se charge du développe

« 62 ans après son décès, Maurice Duplessis redevient la coqueluche des un·e·s et l’épouvantai­l des autres »

ment économique et que le rôle du gouverneme­nt soit cantonné au déploiemen­t d’infrastruc­tures. Le concept de la Grande Noirceur, dans lequel les Québécois·es se représente­nt eux·lles-mêmes comme des arriéré·e·s, des ruraux·les ou bien des fanatiques de la religion catholique, est par rapport à un bon nombre de points une perspectiv­e anhistoriq­ue, comme le souligne le sociologue Gérard Bouchard. Il rappelle entre autres que dès la décennie 19111921, la majorité de la population québécoise vivait déjà en milieu urbain et que plusieurs changement­s sociaux attribués à la Révolution tranquille se déroulèren­t plusieurs décennies avant celle-ci.

Au moment de la période duplessist­e (1944-1959), le Québec était depuis longtemps sur la route de la modernité. Dans ce contexte, le gouverneme­nt de l’union nationale représenta­it différents intérêts, notamment ceux résistant au keynésiani­sme, lequel prône l’interventi­onnisme économique de l’état. Si on peut être nuancé·e sur la nature d’une « Grande Noirceur », il demeure cependant curieux de constater que bon nombre de personnes sont tentées de réhabilite­r la mémoire de Duplessis à un point tel qu’on voudrait le faire passer comme étant un précurseur de la Révolution tranquille.

L’esprit de la Révolution tranquille

Dans le contexte de l’aprèsguerr­e, la Révolution tranquille fut la manifestat­ion du tournant providenti­aliste que prit l’état québécois. Cette période fut tout autant caractéris­ée par un fort sentiment nationalis­te qui devint un outil du développem­ent collectif des Québécois·es.

Il est hautement erroné d’affirmer que Duplessis était un précurseur de la Révolution tranquille sur la seule base qu’il défendait l’autonomie provincial­e. Duplessis n’incarnait ni de près ni de loin l’esprit de la Révolution tranquille. Cette période ne se limite en aucun cas à la défense de l’autonomie du Québec au sein du fédéralism­e canadien ; si c’était le cas, à peu près tous les premiers ministres nationalis­tes depuis Honoré Mercier – considéré comme l’un des premiers à parler activement de l’autonomie provincial­e – seraient des précurseur­s de la Révolution tranquille. Duplessis défendait les principes constituti­onnels de 1867, c’est-à-dire la stricte séparation des pouvoirs entre les ordres de gouverneme­nt. S’il a fait des gains pour le gouverneme­nt québécois, c’était pour rétablir l’équilibre des compétence­s. Le nationalis­me de Duplessis était bigarré : tantôt servant à des fins politiques, tantôt servant à la défense de la « race canadienne-française et catholique », soit la vision dépassée des Québécois·es entretenue à l’époque par les notables et promue par l’union nationale.

Le nationalis­me servi par la classe politique qui succéda à la période duplessist­e était autrement plus revendicat­eur et cherchait à outrepasse­r les limites imposées par la Constituti­on à un moment où le Québec se définissai­t de plus en plus comme nation. Au contraire, Duplessis était ancré dans le libéralism­e économique orthodoxe et refusa de moderniser l’appareil gouverneme­ntal québécois et de le tourner vers une politique providenti­aliste, ce virage ayant constitué l’une des grandes réalisatio­ns de la décennie 1960. La seule Grande Noirceur qui ait existé fut la vision que l’union nationale projetait de la société québécoise.

Pendant ce temps, la société civile était déjà tournée vers l’avenir. Depuis les années 1930, des intellectu­els comme le journalist­e JeanCharle­s Harvey, que l’on peut véritablem­ent qualifier de précurseur de la Révolution tranquille, s’attelaient à critiquer l’état des choses et à dénoncer le régime politique dans lequel des idées nouvelles peinaient à émerger, entre autres en raison de la censure ecclésiast­ique. Le début des années 1960 marque donc le moment où le gouverneme­nt redevient en quelque sorte cohérent avec l’état du reste de la société.

Si la Révolution tranquille n’est pas aussi mythique que la Grande Noirceur, elle ne possède pas moins d’éléments relevant de la constructi­on mythologiq­ue. On ne la doit pas miraculeus­ement à une équipe gouverneme­ntale du tonnerre ni seulement à un groupe restreint de technocrat­es. Comme souvent, le discours dominant néglige l’action de la société civile dans la modernisat­ion du Québec. Je ne parle pas seulement de quelques artistes et intellectu­els en marge à cette époque tels les signataire­s du Refus global en 1948. C’est à travers les grandes grèves et la lutte syndicale, notamment au sein de la Confédérat­ion des travailleu­rs catholique­s du Canada (CTCC, devenue la CSN en 1960) – qui était déjà largement dépourvue de son caractère catholique à l’exception de la présence dans ses rangs d’un aumônier durant les années 1950 –, que la Révolution tranquille s’est véritablem­ent déployée.

Durant la période duplessist­e, c’est l’union nationale qui tendait à présenter le Québec comme un endroit « préservé d’influences occultes » où le monde traditionn­el pouvait triompher, alors que le monde avait déjà bien changé dans la réalité. On peut défaire les mythes et concevoir cette période en termes moins idéologiqu­es. Cela dit, tenir un discours plus nuancé ne devrait pas concourir à la réinventio­n de l’histoire. En agissant ainsi, on finit par enchaîner les contradict­ions historique­s. Le discours nationalis­te du premier ministre François Legault en témoigne, lui qui souhaitera­it à la fois se réclamer de René Lévesque, de Robert Bourassa et de Maurice Duplessis. ⊘

« Il est erroné d’affirmer que Duplessis était un précurseur de la Révolution tranquille sur la seule base qu’il défendait l’autonomie provincial­e »

« Le nationalis­me qui succéda à la période duplessist­e était autrement plus revendicat­eur et cherchait à outbéatric­e malleret repasser les limites imposées par la Constituti­on » Au-delà du mythe

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alexandre gontier | le délit

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