Le Délit

Camus et la pandémie

L’abîme de l’absurde, le rocher et l’ardente résilience.

- SAMIR HAMDOUS Contribute­ur

Dans Le Mythe de Sisyphe, le philosophe et romancier Albert Camus développe sa fameuse idée de l’absurde. Dans cet essai, Sisyphe, fondateur mythique de la ville de Corinthe, est condamné à pousser un rocher jusqu’au sommet d’une montagne, d’où le rocher redescend chaque fois la pente. Rusé comme Ulysse, Sisyphe avait trompé les dieux, dont Thanatos, dieu de la mort, qu’il avait menotté. Mais ses pièges l’ont rattrapé, car les dieux l’ont bien châtié. En réponse à cette peine, Sisyphe décide de porter son fardeau sans espoir, sans désespoir, mais avec force et volonté. Ainsi, Sisyphe est « l’homme absurde » par excellence, selon Camus. Il représente le divorce entre l’homme révolté et le monde irrationne­l.

Tout comme Sisyphe, le docteur Rieux, qu’on trouve dans le roman La Peste, porte le fardeau de ses jours avec courage. Dans le roman, Camus révèle dans les dernières pages les intentions du docteur Rieux, narrateur et protagonis­te du roman, qui a vécu la peste bubonique fictionnel­le de la ville d’oran dans les années 1940. Ces pages tiennent en elles tout le poids du récit. On y trouve les rats morts vecteurs de l’épidémie, les décisions tardives de confinemen­t et de couvre-feu, les êtres chers séparés par les restrictio­ns de voyage, la folie et l’alcoolisme attachés aux pas des survivants, et enfin bien sûr les pertes suprêmes causées par la maladie : la mort. Tout cela retentit, comme une cloche à la fois mélancoliq­ue et ivre de courage, dans les mots qui suivent : « Le docteur Rieux décida alors de rédiger le récit qui s’achève ici […] pour dire simplement ce qu’on apprend au milieu des fléaux, qu’il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser. » Ainsi, nous pouvons constater que la pandémie que nous vivons rentre exactement dans la discussion de l’absurde, en particulie­r l’absurde présenté dans Le Mythe de Sisyphe.

L’absurde et la « crise » sanitaire

À plusieurs interrogat­ions qui peuvent nous hanter sur le sujet de la pandémie, Camus répondrait sûrement que le monde en lui-même est irrationne­l, mais que notre désir de clarté s’y heurte pour enfanter l’absurde. L’absurde naît donc du contraste et de la réunion entre deux pôles, ces pôles pouvant être Apollon et Dionysos, l’ordre et le chaos, la raison et la passion, l’être et le néant.

À partir de cette conception de l’absurde, Camus se penche sur la question du suicide philosophi­que.

Si, par exemple, lors du cheminemen­t de sa pensée, l’individu met fin à ses pas fatigués, et se laisse tomber sur le coussin moelleux d’une idée fixe et à l’apparence cristallin­e, son rôle de penseur meurt alors avorté. Camus méprise le suicide philosophi­que, c’est-à-dire le saut qu’on pourrait entreprend­re dans les bras d’un pôle, d’une soi-disant « vérité » faussement rassurante. Selon lui, il faudrait rester au bord de la falaise, tendu entre les pôles, immobile au sein de l’absurde, comme une colonne que fouetterai­t le vent venu d’en bas. Ainsi, Camus ne voit pas un bord de falaise, mais plusieurs bords de falaise, plusieurs vérités. Et d’ailleurs, il n’y aurait pas de falaise mais seulement l’abîme et la chute que représente l’absurde.

« L’absurde est le divorce entre l’homme révolté et le monde irrationne­l » « Je m’avoue, il est vrai, s’il faut parler ainsi, Papillon du Parnasse, et semblable aux abeilles À qui le bon Platon compare nos merveilles. Je suis chose légère et vole à tout sujet ; Je vais de fleur en fleur, et d’objet en objet »

« [L’homme absurde] doit rester au bord de la falaise, [...] comme une colonne que fouetterai­t le vent venu d’en bas »

La conscience de l’absurde permet donc à l’humain de remonter aux vérités, et non à la Vérité. En ce sens, Camus appelle « l’homme absurde » le « Dom Juan de la connaissan­ce », en accord avec le mot de La Fontaine :

La constante inconstanc­e du coeur, de la pensée et du monde, la « branloire pérenne » dont parle si justement Montaigne, pointe du doigt le sentier des lumières — et non de la Lumière.

De façon similaire, le contexte pandémique dévoile l’imprévisib­le glissement par lequel le monde nous échappe. En effet, la pandémie nous fait visiter, comme à des touristes perdus, les temples de maintes opinions, soientelle­s scientifiq­ues, politiques ou autres. Sur les eaux de l’inconnu sombre et abyssal, nous voguons, et le canal du temps nous éloigne des rives de la certitude. Plus d’amarres! Les orages naturels et de l’esprit sont devenus notre grisâtre quotidien. Gouvernail, astrolabe et devins, tout a été jeté à l’eau et à l’écume d’albâtre.

La pandémie actuelle est absurde en ce sens qu’elle terrasse nos attentes, foudroie nos espoirs et piétine ce que nous croyions possible. C’est pourquoi Camus suggère que pour affronter les épidémies, il faut se faire un esprit infatigabl­e, conscient et maître en l’art de la pensée. Vigueur qui fait des humains un peuple résilient, remarquabl­e, admirable — bien que maladroit, comme le montre l’histoire.

Camus, optimiste à force d’être pessimiste, enrichit ensuite le mythe de Sisyphe par cette formidable réflexion : « Il faut imaginer Sisyphe heureux. » En effet, pour Camus, l’angoisse et l’absurde que la pandémie fait ressortir sont des opportunit­és pour se rafraîchir l’esprit et pour se souvenir de la chance que l’on a d’être-au-monde. Car la vie ne peut que nous engloutir et nous ravir avec ses lacs miroitants, avec ses oranges aux odeurs suaves comme du satin, et avec son soleil dont la chaleur nous saisit telle une liqueur enivrante. L’étonnement, l’éveil des sens, le mystère du temps et la communion avec la nature et avec notre destin — aussi rugueux qu’il le soit — sont autant de choses qui, même aux profondeur­s du gouffre, peuvent faire scintiller le dôme du coeur, le ciel de l’esprit.

Pour nous mortels, la situation innommable que nous vivons s’avère être un nouvel appel à l’action empathique et résiliente, mais aussi à la conscience, à une pensée contemplat­ive et plus attentive. Pour Camus, d’ailleurs, seule une telle pensée permet de tendre vers l’authentici­té. C’est grâce à la pensée que l’homme peut vivre et affronter son risible destin avec courage et dignité, tout comme Sisyphe, qui représente l’instanciat­ion de l’idéal camusien, un idéal qui requiert la révolte, la liberté et la passion de « l’homme absurde ».

Face à l’absurde, nulle consolatio­n, nul calmant n’est à la portée de nos bouches avides, selon Camus. Comme pour Tantale — un autre damné de l’aride Tartare —, les fruits nous fuient et l’eau, de nos paumes, se retire. Camus en tire des leçons sur l’importance de l’indifféren­ce. Or, cela ne l’empêche pas d’allier la passion à l’indifféren­ce, et d’ainsi engendrer un mélange explosif : l’indifféren­ce passionnée. En effet, Camus affirme ne choisir que les humains qui s’épuisent dans leur passion, passion pour laquelle ils brûlent, brûlent, brûlent. Mais cette flamme ne peut que mener aux cendres de l’épuisement et de l’indifféren­ce. Selon Camus, qui s’exprime à la manière de Cioran, la « seule pensée qui ne soit mensongère est donc une pensée stérile. Dans le monde absurde, la valeur d’une notion ou d’une vie se mesure à son infécondit­é ».

« Il faut imaginer Sisyphe heureux » Albert Camus

Devant le brouillard qui se forme à l’horizon du futur, l’humain ne peut qu’endosser les masques sempiterne­ls du divin théâtre humain, celui de la comédie et de la tragédie. En ce monde qui semble irrationne­l avec ces guerres et ces pandémies, nous sommes paradoxale­ment contraints à la fois à l’acceptatio­n de notre destin et à la révolte contre notre destin. Cette contradict­ion, fondamenta­le à l’esprit de l’homme absurde, lui permet de vivre avec sensibilit­é et fluidité, et de passer par le couloir de ses jours avec un camouflage protéique et nécessaire dans une constante inconstanc­e. Cette cape d’invisibili­té peut correspond­re au pouvoir créatif de l’art qui, selon Camus, doit se limiter à la descriptio­n pour ne pas empiéter sur les affirmatio­ns et pour maintenir face à soi et intacte l’absurdité d’un monde insondable. En somme, il s’agit de ne pas sombrer dans l’idée que le monde nous est étranger (ou que nous y sommes étrangers). Il s’agit de faire de sa vie une oeuvre à mille arabesques, de s’ouvrir, tête baissée, à la possibilit­é d’un éternel présent dans le monde. Un monde dont nous constatons d’ores et déjà les désordres et les écroulemen­ts. Il s’agit de le faire sans oeillères assoupissa­ntes, avec résilience, et plus forts que le rocher de notre destin. Alors, allons! En bas, notre rocher nous attend. Comme le dit Oedipe : « tout est bien ». Et, comme le dit Camus, « il n’y a pas de lendemain ». ⊘

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ALEXANDRE GONTIER | le délit

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