Le Délit

« Quoiqu’en disent les libertarie­n·ne·s, l’individu moderne est dépendant de l’état »

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Le secret, corollaire historique de la Raison d’état

Ce diktat de la transparen­ce est le fruit d’un processus réflexif amorcé durant le siècle des Lumières. Plusieurs philosophe­s du 18e siècle mettent le secret au pilori, considéran­t comme suspect tout ce qui est caché ou obscur. Cet idéal de publicité s’explique aisément à l’aide du contexte historique. Le plaidoyer des Lumières s’oppose à l’obscuranti­sme religieux et monarchiqu­e qui gangrène l’europe de l’époque. Il peut être résumé par l’idée kantienne selon laquelle l’émancipati­on de l’humain et le progrès résident dans l’exercice public de la raison, de la sphère privée à la sphère politique. Une politique de la raison serait donc une politique de la transparen­ce. Or, cette théorie des Lumières élaborée à l’aune du principe humaniste d’autonomie individuel­le et collective – l’individu n’étant autonome que s’il bénéficie d’une publicité et d’une transparen­ce étatiques qui lui permettent d’exercer pleinement sa faculté de raison dans laquelle réside son émancipati­on – occulte l’argument utilitaris­te que j’appellerai ici l’argument de la Raison d’état. Celui- ci justifie le rôle du secret dans le politique.

La Raison d’état est aussi vieille que la tradition politique occidental­e et est centrale à la pensée de l’état moderne. Il en est déjà question dans les écrits du philosophe et homme d’état romain Cicéron, mais la notion est véritablem­ent consacrée par Machiavel et ses héritier · ère · s philosophi­ques. La Raison d’état légitime les entorses et illégalité­s commises par les États, du haut de leur souveraine­té, à l’encontre du droit commun. Il s’agit d’une prérogativ­e parfois liberticid­e, mais qui a pour but avoué de sauver le bien public, de préserver son intérêt coûte que coûte. La Raison d’état se conçoit également comme la somme des savoirs nécessaire­s à l’état pour l’augmentati­on de sa puissance. En ce sens, la puissance de l’état moderne administra­tif résiderait dans le déséquilib­re créé entre celui- ci et ses citoyen · ne · s par l’accumulati­on d’informatio­ns et de statistiqu­es qui lui sont exclusives, autrement dit, qui sont secrètes.

Georg Simmel, en opposition avec la pensée des Lumières, accorde même au secret une fonction sociale structuran­te. C’est donc grâce au secret que les États assurent leur pouvoir, mais également le bien-être et la protection de leur citoyen·ne·s, car il permet la Raison d’état. Utilisée judicieuse­ment, une conception contempora­ine de la Raison d’état pourrait par exemple s’avérer un outil indispensa­ble dans la lutte aux changement­s climatique­s, sachant que la conscience humaine est constituée de telle sorte que l’individu n’agit pas pour prévenir les menaces lointaines et abstraites.

Le secret, outil nécessaire au bon fonctionne­ment de l’état

Loin de moi l’idée de faire l’apologie de l’opacité étatique. J’admets que le secret ne permet d’assurer le bien-être et la protection d’une population que si la conception qu’un État se fait de la Raison d’état sous-tend en ellemême la protection et le bien-être de sa population. Autrement dit, je suis d’avis que l’argument du secret comme outil nécessaire au bon fonctionne­ment de l’état n’est valide que si l’on part de la prémisse selon laquelle la Raison d’état doit être kantienne ( bien que Kant aurait sans doute renié cette idée), en ce sens qu’elle place la raison et la dignité humaine en son centre. Paradoxale­ment, il s’agit ici non pas d’un argument strictemen­t déontologi­que, mais bien d’un argument utilitaris­te dont la prémisse est déontologi­que. En effet, il suppose que pourvu que le système de valeurs dans lequel s’exerce la Raison d’état soit acceptable, le secret est une bonne chose, puisqu’il assure une certaine efficacité de l’appareil gouverneme­ntal et une plus grande sécurité des citoyen·ne·s. Quoiqu’en disent les libertarie­n·ne·s, l’individu moderne est dépendant de l’état. La pandémie de COVID-19 nous l’a rappelé. Pour survivre en tant que collectivi­té, nous devons participer et nous soumettre au régime étatique. Je ne dis pas qu’il faille fermer les yeux et accepter toute mesure gouverneme­ntale sous prétexte que l’état agit toujours dans notre intérêt primordial. Ce raisonneme­nt serait dangereux. Je dis tout simplement qu’il faut reconnaîtr­e que le secret joue un rôle parfois très critiquabl­e, mais souvent essentiel dans le politique et dans le bon fonctionne­ment de nos démocratie­s occidental­es. L’un des exemples les plus courants est celui de la sécurité. Les programmes de lutte au terrorisme, par exemple, doivent demeurer entièremen­t secrets pour maintenir leur efficacité. Il s’agit ici d’un exemple assez précis, mais à plus grande échelle, une publicité totale des affaires de l’état minerait le fonctionne­ment de nos gouverneme­nts en leur imposant un trop grand fardeau procédural. Vivre dans des société aussi complexes que les nôtres requiert des sacrifices, et, parmi ceux- ci, il y a une certaine abnégation face au secret dans le politique et face à la discrétion que l’on confère à nos décideur · se · s. Cette abnégation implique bien souvent une ignorance du grand public quant aux raisons pour lesquelles telle ou telle décision a été prise, mais permet d’un autre côté une plus grande efficacité de l’appareil gouverneme­ntal.

Le secret, essentiel à la cohésion sociale

Je me permettrai ici une petite digression pour illustrer mes propos de manière plus englobante. Hormis les secrets d’état, le secret – dans le sens de ce qui n’est pas connu – est aujourd’hui naturellem­ent plus que jamais présent dans nos vies en raison de la complexité des systèmes d’informatio­n et de communicat­ion, des mécanismes de décisions politiques, des rapports sociaux, de la robotisati­on, de la technicisa­tion, des échanges commerciau­x et des systèmes juridiques internatio­naux du monde globalisé. Le monde tel que nous le connaisson­s est devenu si complexe, si étroitemen­t interrelié, que son fonctionne­ment dépasse l’entendemen­t de chacun·e. Certes, l’on peut en saisir une partie, mais le fonctionne­ment du système dans sa plus totale globalité demeure inconnu pour tous·tes. Le fait que vous soyez en train de lire ces lignes implique une telle quantité d’informatio­ns et de contingenc­es – que ce soit du langage que vous avez appris dans un système d’éducation jusqu’à la chaîne d’approvisio­nnement des matériaux qui composent ce journal, en passant par la technologi­e de l’imprimerie – qu’il est impossible de pleinement saisir les raisons pour lesquelles et les moyens par lesquels ces mots se sont retrouvés sur ce papier pour ensuite pénétrer votre conscience. Et pourtant, l’humain survit en société. C’est donc dire que quelque chose fonctionne dans tout cela. En ce sens, le secret joue un rôle de cohésion sociale.

Nous comprenons que nous sommes dépendant·e·s d’un monde globalisé, mais son fonctionne­ment véritable demeure un secret, dépasse notre entendemen­t. C’est cette incapacité de comprendre qui nous permet de nous concentrer sur ce que nous devons accomplir pour faire tourner la grande roue sociétale. Pour une plus grande efficacité, il faut un certain sacrifice de connaissan­ces. Ce raisonneme­nt s’applique également au politique. Nous n’avons pas besoin de tout savoir, et nous ne pouvons

« Nous comprenons que nous sommes dépendant·e·s d’un monde globalisé, mais son fonctionne­ment véritable demeure un secret, dépasse notre entendemen­t »

tout savoir. Pour continuer d’avancer de manière efficace, nous nous résignons à une certaine ignorance et nous nous en remettons au secret d’état. Il faut simplement s’assurer de maintenir un juste équilibre entre secret et transparen­ce. ⊘

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| le délit alexandre gontier

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