Le Délit

Peut-on garder des secrets?

Pistes de réflexion sur l’éthique du secret et du mensonge.

- marco-antonio hauwert rueda Éditeur Philosophi­e

Ah, les secrets! Ces petites pièces de connaissan­ce que nous décidons de garder à l’abri de tous dans le coffre- fort impénétrab­le de notre mémoire. Tout le monde en possède, des secrets, même ceux et celles qui déclarent être un « livre ouvert » , ceux et celles qui prétendent n’avoir « rien à cacher » . Bien sûr, ces personnes savent que personne ne peut vraiment vérifier le contenu de leur coffre- fort. Mais leurs secrets sont- ils pour autant répréhensi­bles? Les secrets peuvent être innocents et inoffensif­s, ils peuvent être coquins et enfantins, mais ils peuvent aussi être pernicieux. Quel est donc notre verdict? Les secrets, c’est bien ou c’est mal? Explorons.

L’illusion de l’innocence

Pour parler de secrets, il faut d’abord se rendre compte que le secret est, plus souvent qu’on peut le penser, mensonge. Prenons l’exemple d’une épouse qui trompe son époux. Lorsqu’elle se retrouve avec son époux, l’épouse fait comme si de rien n’était et choisit le silence pour épargner à son mari la souffrance de savoir. Certes, l’épouse ne ment techniquem­ent pas à son époux puisque celui-ci ne lui a jamais demandé : « Bonjour ma chère, juste par curiosité, me trompes-tu? » L’épouse n’a jamais eu à dire : « Mon cher, je ne te trompe pas. » Mais il n’est pas très difficile de voir que l’épouse ment. En choisissan­t le silence, l’épouse continue de donner activement à son époux l’idée que tout va bien, que leur mariage est intact. Le choix du silence – du secret – est donc un choix de mensonge.

Le secret est souvent mensonge, et, s’il ne l’est pas, il n’est du moins pas innocent. C’est donc quoi, exactement, le secret? Tout ce que l’on choisit de ne pas dire est nécessaire­ment secret. Tout ce que l’on garde dans le coffrefort de notre mémoire, caché du regard d’autrui, est nécessaire­ment secret. C’est un secret, car l’action de ne pas dire est une action délibérée. Ne pas dire quelque chose que nous pensons est toujours un choix – ou une action intentionn­elle, comme le dirait Jean-paul Sartre. Tout ce qui n’est pas dit est donc nécessaire­ment secret dans la mesure où cela a été intentionn­ellement caché à autrui. Même si nous choisisson­s de ne pas dire quelque chose uniquement parce que cette chose nous paraît banale, ou peu intéressan­te, cette chose constitue toujours un secret puisque nous avons fait le choix intentionn­el de ne pas la dire et, donc, de la cacher à autrui.

Ainsi le secret n’est jamais innocent. Il constitue toujours une volonté de cacher la vérité à autrui et peut même constituer une volonté de construire une réalité mensongère. Pouvons-nous donc en conclure que le secret est moralement répréhensi­ble?

Secrets mensongers

Pour juger la moralité ou l’immoralité du secret, il nous faudra faire une distinctio­n entre deux cas : celui du secret mensonger et celui du secret occulteur. Par secrets mensongers, nous entendons tout secret gardé pour maintenir l’illusion d’une fausse réalité. Le secret de l’épouse infidèle en est un exemple : l’épouse construit une réalité basée sur sa fidélité alors même que cette dernière est une fiction, un mensonge. Si nous nous fions à cet exemple, il nous paraît évident de conclure que le secret mensonger est immoral, du moins si l’on considère qu’il est immoral de tromper son époux et de garder cela secret.

Mais n’allons pas trop vite. Prenons un autre exemple : une femme néerlandai­se cache une famille juive dans son sous-sol pendant l’occupation allemande de la Seconde Guerre mondiale. Un jour, un officier nazi claque à la porte et demande à la femme si elle cache des personnes juives chez elle. La femme ment, et décide de garder secrète la présence de la famille. À présent, ses actions sont-elles moralement justifiabl­es?

Voilà le fameux scénario (adapté à notre temps) imaginé par le philosophe Emmanuel Kant. Notons d’ailleurs que le secret de la femme constitue un mensonge indépendam­ment de l’inspection d’un officier. Qu’elle soit questionné­e ou pas, la Néerlandai­se joue une comédie où elle ne cacherait pas de réfugiés. Le secret de la femme est donc nécessaire­ment un secret mensonger et, selon Kant, un tel secret est toujours immoral.

En lisant les propos de Kant, un certain Benjamin Constant s’est indigné. L’intellectu­el français publie en 1797 une réponse intitulée Des réactions politiques, où il affirme que « nul homme n’a droit à la vérité qui nuit à autrui ». L’argument semble solide : l’officier nazi n’a pas le « droit » d’extraire la vérité de la Néerlandai­se s’il compte utiliser cette connaissan­ce pour exterminer une famille. Conséquemm­ent, la Néerlandai­se n’a pas l’obligation morale de divulguer son secret. Mais Kant objecte encore. Selon lui, un principe moral – tel que le principe de ne pas mentir – est inconditio­nnel ou il n’est pas. S’il n’est pas moralement permissibl­e de mentir dans certaines situations, pourquoi devrait-ce l’être dans d’autres?

« Tout ce qui n’est pas dit est nécessaire­ment secret dans la mesure où cela a été intentionn­ellement caché à autrui »

« Le secret de la femme constitue un mensonge indépendam­ment de l’inspection d’un officier »

« Nul homme n’a droit à la vérité qui nuit à autrui » Benjamin Constant

Benjamin Constant et bien d’autres d’entre nous diraient probableme­nt que Kant est trop « rigoriste » , qu’il devrait considérer les circonstan­ces plutôt que déclarer des principes moraux abstraits qui pourraient causer la mort d’une famille juive aux Pays-bas. Mais ne nous précipiton­s pas trop vite à la défense de Constant... Imaginons un scénario où l’officier nazi demande à la femme si elle possède un tapis. Pourquoi un tapis? Parce que l’officier aime bien les tapis et s’est proposé de marcher sur le plus de tapis possible avant sa mort. La Néerlandai­se ne veut pas que l’officier marche sur son tapis uniquement car elle est très pointilleu­se et ne veut pas que le tapis bouge d’un centimètre. Dans ce scénario, la femme a- t- elle le droit de mentir à l’homme et de lui dire qu’elle ne possède pas de tapis? Marcher sur un tapis, est- ce vraiment un mal qui « nuit » autant à la femme qu’elle aurait le droit de nier à l’officier l’accès à la vérité? Et, crucialeme­nt, accidentel­lement bouger un tapis de quelques centimètre­s, est- ce là un mal supérieur au mensonge de la Néerlandai­se? La philosophi­e de Constant ne nous offre pas de réponses claires à ces questions. De tels dilemmes peuvent surgir lorsque nous tentons de juger la moralité d’un secret mensonger, mais nous laisserons le lectorat en tirer ses propres conclusion­s.

Secrets occulteurs

Examinons maintenant le cas du secret occulteur. Un secret est occulteur lorsqu’il empêche qu’une vérité perçue soit divulguée à autrui, sans que cet empêchemen­t ne serve à maintenir un mensonge. C’est, par exemple, le fait d’avoir une connaissan­ce scientifiq­ue qui n’a jamais été partagée avec le monde. La personne qui garde ce secret n’est pas en train de soutenir un mensonge ; elle entrave seulement le progrès de la connaissan­ce. Un secret occulteur est donc, en quelque sorte, tout secret qui n’est pas mensonger.

Est- ce immoral de garder un secret occulteur? Prenons l’exemple d’une scientifiq­ue qui aurait découvert un remède infaillibl­e contre l’alzheimer. Malgré sa découverte révolution­naire, la scientifiq­ue décide, pour une quelconque raison, de ne pas partager le remède et de le garder secret à jamais. Un tel secret est- il moralement justifiabl­e? Notons avant tout que cela n’importe point si la scientifiq­ue a le droit légal de garder un tel secret. La seule question que nous devons juger est si elle a l’obligation morale de le garder. Il ne serait pas déraisonna­ble de penser que la scientifiq­ue a une obligation morale de divulguer son secret, et que le secret occulteur est donc immoral.

Mais imaginons une deuxième scientifiq­ue qui, elle, aurait trouvé une façon de concevoir la bombe atomique ( imaginons un monde où cette arme n’a pas encore été conçue). Il n’est pas difficile de voir que la divulgatio­n d’un tel secret pourrait avoir des conséquenc­es catastroph­iques : l’exterminat­ion de population­s entières. Est- ce donc immoral de garder un tel secret? Nous pourrions vouloir répondre « non » puisque nous voulons éviter une catastroph­e nucléaire, mais attendons! Peut- être que la divulgatio­n de la technologi­e nucléaire pourrait ne pas avoir de mauvaises conséquenc­es. Peut- être que cette connaissan­ce pourrait être utilisée pour empêcher des futures attaques – après tout, il est parfaiteme­nt possible que quelqu’un d’autre conçoive la même technologi­e à un autre moment dans le futur. Certains, comme le politologu­e Kenneth Waltz, diraient même que la possession d’armes nucléaires par plusieurs États rend le monde beaucoup plus sécuritair­e. Il n’est donc pas clair si la divulgatio­n de la technologi­e nucléaire serait une bonne ou une mauvaise chose pour le monde... Mais, de toute façon, la divulgatio­n d’un secret devrait- elle être jugée en fonction de ses conséquenc­es? Ou, alternativ­ement, devrait- elle être jugée selon l’attente de ses conséquenc­es?

Selon Anne Dufourmant­elle, « la vérité ne doit pas dépasser ce que nous pouvons en supporter » . Il y a certaines vérités que l’être humain n’est pas prêt à entendre, certains secrets, donc, qu’il vaut mieux lui cacher. Un exemple serait celui de l’époux dont l’épouse le trompe. La révélation de la vérité sur sa relation pourrait mener l’époux à la dépression ou au suicide. Il serait peut- être mieux, dans ce cas, que l’épouse garde son secret. Un autre exemple serait probableme­nt la révélation de l’absurde, comme décrit par Albert Camus. Certaines personnes ne peuvent accepter ni même concevoir la condition absurde de leur existence. Il vaudrait peut- être mieux épargner ces personnes de la douleur fatale de l’absurde.

En somme, pour Dufourmant­elle, nous pouvons être de fragiles enfants qui ont besoin de croire au Père Noël pour garder sauves nos pauvres petites existences imaginées, et il vaut parfois mieux ne pas nous divulguer le secret de l’inexistenc­e du Père Noël. Dufourmant­elle pense donc qu’un secret peut, au moins dans certains cas, être jugé par les conséquenc­es de sa divulgatio­n. Mais, comme nous l’avons vu dans le cas de la bombe nucléaire, nous ne pouvons pas toujours connaître ex ante les conséquenc­es d’une telle divulgatio­n. Peut- être trouvons- nous ici une justificat­ion du secret, du moins du secret temporaire. La révélation d’un secret est irréversib­le, mais le secret, lui, est potentiell­ement immortel. Peut- être vaudrait- il mieux attendre avant de révéler une vérité jusqu’à ce que l’impact de cette révélation puisse être plus correcteme­nt mesuré.

Il est en effet possible d’argumenter qu’un secret peut être gardé temporaire­ment mais, là encore, nous nous retrouvons face à la question suivante : estce moralement justifiabl­e de garder un secret avec l’intention de possibleme­nt le dévoiler dans un futur incertain? Cette question est drôlement proche de notre question initiale.

Les piliers du débat

Il semble finalement que le débat se situe entre deux camps opposés : ceux et celles qui considèren­t qu’un secret doit être jugé par les conséquenc­es de son dévoilemen­t, et ceux et celles qui pensent que l’action de garder un secret doit être jugée en elle- même. Cet article n’a pas eu le courage de trancher sur la question, mais il a au moins pu donner quelques pistes de réflexion. Il reviendra au lecteur de trouver une réponse conclusive. Espérons seulement qu’il ne décide pas de garder cette réponse secrète. ⊘

« La vérité ne doit pas dépasser ce que nous pouvons en supporter » Anne Dufourmant­elle

« Cela n’importe point si la scientifiq­ue a le droit légal de garder un tel secret. [...] La seule question que nous devons juger est si elle a l’obligation morale de le garder »

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