Le Délit

L’insistance du secret

Le mystère dans Trop de bonheur.

- Marianne ducharme Contributr­ice

Dans leur ouvrage philosophi­que Mille plateaux, Gilles Deleuze et Félix Guattari décrivent le genre de la nouvelle comme « fondamenta­lement en rapport avec le secret (non pas avec une matière ou un objet du secret qui serait à découvrir, mais avec la forme du secret qui reste impénétrab­le) » . Alice Munro, autrice canadienne anglaise nobélisée en 2013, ne pourrait mieux servir cette hypothèse. Son oeuvre, entièremen­t constituée de recueils d'une quinzaine de nouvelles, multiplie les silences, les non- dits ; tout ce qui est énigmatiqu­es'organise dans une sorte de soupçon foisonnant. Pas celui de l'ère, mais celui de l'être, qui phagocyte la matière et s'immisce dans la structure.

Trop de bonheur (trad. Jacqueline Huet et Jean-pierre Carasso), paru en 2009, nous offre de ceci un exemple des plus accomplis. On savait ne pas le vouloir d'occasion – Munro nous apprend que son abondance n'est certaineme­nt pas préférable.

« En abyme, le mystère dans Trop de bonheur s’incarne dans tous les pores du texte »

Chacune des dix nouvelles fait du mystère son noeud et son moteur. Sa face cachée, toujours immense, s'instaure d'entrée de jeu, avec aplomb : « Je suis convaincu que mon père ne m'a regardé, ne m'a dévisagé, ne m'a vu, qu'une seule fois. Après quoi, il a pu tenir pour acquis ce qu'il y avait là. » (« Visage »)

On pourrait croire qu'à se multiplier ainsi, le secret perd de son insistance ; ce serait sous- estimer les fictions de Munro. Ses nouvelles, « Jeu d'enfant » en particulie­r, sont construite­s de telle sorte que lorsque survient la révélation, le dénouement attendu s'estompe derrière un nouvel ordre de réalité qui reconditio­nne l'intégralit­é du récit. Dès lors, un débalancem­ent perdure, et le système textuel, non pas rééquilibr­é autour de la chute, inscrit dans le corps de l'enchaîneme­nt un malaise grandissan­t pour qui lit, exponentie­l pour qui relit. En abyme, le mystère dans Trop de bonheur s'incarne dans tous les pores du texte. Loin d'aspirer à cette « totalité secrète de la vie » que Georg Lukács rattache au genre romanesque dans l'ouvrage qu'il consacre à sa théorisati­on, Alice Munro, avec Trop de bonheur, nous offre le contraire de l'exhaustivi­té : le texte sécrète tant d'ouvertures qu'on ne finit jamais de les élucider. ⊘

Alice Munro, Trop de bonheur [ Too Much Happiness], traduit de l'anglais par Jacqueline Huet et Jean-pierre Carasso, Paris, Éditions de l'olivier, 2013 [2009]

« Le dénouement attendu s’estompe derrière un nouvel ordre de réalité »

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Alexandre gontier | le délit

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