Le Délit

Sisyphe au Parc olympique

Réflexion imersive sur la condition humaine.

- Aymeric l. tardif Éditeur Société

Déplacer 50 tonnes de sable à la pelle, sept heures par jour, six jours par semaine pendant 30 jours, c’est ce qu’est en train d’accomplir l’artiste multidisci­plinaire Victor Pilon à l’occasion de sa dernière création, Sisyphe. L’idée de mettre en scène le mythe de Sisyphe germe dans l’esprit de Pilon depuis des années, mais c’est le décès tragique de son conjoint dans un accident de voiture en 2017 qui a provoqué chez lui le désir de concrétise­r ce projet, comme un ultime hommage à son partenaire. Dans le mythe de Sisyphe, qui provient de l’antiquité grecque et est popularisé au 20e siècle par Albert Camus grâce à son ouvrage éponyme, le « héros de l’absurde » est châtié par les dieux et déesses pour les avoir défié·e·s, entre autres, en ayant révélé aux mortel·le·s certains de leurs secrets. Sa punition consiste à pousser perpétuell­ement jusqu’au sommet d’une montagne une énorme pierre qui, une fois arrivée en haut, est vouée à rouler jusqu’au sol. Dans Sisyphe, ce sont 50 tonnes de sable qui représente­nt l’absurde travail que doit accomplir Pilon, incarnant Sisyphe. Du sable inlassable­ment déplacé d’un point à l’autre : une tâche colossale en vue de laquelle l’artiste de 63 ans a commencé à répéter il y a deux ans. Les cinq mois précédant le début de sa performanc­e-marathon ont quant à eux fait place à un entraîneme­nt intensif de cinq heures et demie de pelletage de sable par jour, en plein soleil, apprend-on dans une entrevue accordée à Radio- Canada. Ce soleil qui disparaît toutefois complèteme­nt de la mise en scène de la performanc­e présentée dans le hall est du Stade olympique de Montréal depuis le 28 septembre.

Une immersion totale

En arrivant sur les lieux de la performanc­e, l’auditoire prend place, dans la pénombre, à quelques mètres à peine de Sisyphe et de ses montagnes de sable. L’effet est immédiat : aussitôt arrivé·e, l’on tombe dans un état de communion méditative avec l’artiste. On se sent lié·e à Sisyphe en ce sens que tout·e humain·e peut se reconnaîtr­e dans l’absurdité de sa tâche. Pour Camus, le mythe de Sisyphe est l’ultime réflexion sur le sens de la vie, réflexion qui rattrape tôt ou tard chacun·e d’entre nous, confronté·e·s à la routine parfois vide de sens du quotidien. Le public ne fait toutefois pas qu’assister à une réflexion sur la condition humaine, il y participe activement. La musique, signée Dear Criminals, y joue un rôle primordial. Souvent calme et lancinante, elle est ponctuée de bruits métallique­s plus grands que nature, pouvant rappeler les forges de l’enfer. Le hall est du Stade olympique, cerné d’épais rideaux noirs et plongé dans une quasi-noirceur, vient également renforcer cette impression d’être prisonnier, avec Sisyphe, des tréfonds de la terre. Impossible, donc, pour l’auditoire d’oublier où il se trouve : dans le Tartare, l’endroit le plus profond du royaume d’hadès, où l’on expie ses fautes.

Une douleur palpable

« Il faut imaginer Sisyphe heureux », disait Camus. Or, ce n’est pas tout à fait le Sisyphe heureux que l’on retrouve dans la noirceur du stade olympique, dont le nom même évoque paradoxale­ment la résidence des dieux et déesses. Alors qu’il parcourt la distance séparant les deux montagnes de sable – souvent en formant de ses pas le signe mathématiq­ue de l’infini – il lui arrive de ralentir pour percer de son regard le quatrième mur. Un regard qui, lorsqu’on le soutient, peut évoquer le désespoir, le deuil, la douleur, presque comme un appel à l’aide, mais il suggère également une certaine résilience.

Pour moi, il s’agit du moment le plus beau et le plus dérangeant de la performanc­e. Je me suis senti immédiatem­ent interpellé. On décèle dans le regard de Sisyphe le reflet de notre propre condition et, pour ma part, l’envie de se porter à son secours m’a rapidement envahi. Il est d’ailleurs possible de lui venir en aide ; Pilon s’arrête parfois quelques minutes pour se reposer et tend alors sa pelle à un·e membre de l’auditoire qu’il choisit lui-même, qui se retrouve à incarner à son tour Sisyphe le temps d’un instant. Ainsi, par la mise en scène de plusieurs Sisyphe est une fois de plus mis de l’avant le caractère universel de la condition du héros grec.

Une évolution constante

Ce n’est donc pas le caractère heureux de Sisyphe qui ressort de la performanc­e de Pilon – du moins pour l’instant, l’oeuvre étant en constante évolution. Peut-être sera-ce le cas plus tard, lorsqu’il aura passé plus de temps à accomplir sa tâche infinie et « inutile », au rythme de laquelle un processus réflexif est très clairement en marche pour Pilon comme pour le public. Malgré que le travail soit répétitif et perpétuel, la performanc­e semble paradoxale­ment aller de l’avant, avancer. Peutêtre parce qu’elle semble forcer l’auditoire à cheminer et à faire une introspect­ion au fil des pas de Sisyphe ce qui, pour ma part, a emporté un changement dans ma perception de la performanc­e, une évolution de ma compréhens­ion du châtiment sisyphéen. Aussi, à l’instar de la musique, la chorégraph­ie change constammen­t, renforçant cette idée de progrès et d’avancée au sein du perpétuel. Jamais je n’ai eu l’impression de revoir la même scène. Je suis demeuré collective­ment fasciné jusqu’au bout : j’avais véritablem­ent l’impression de partager mes perception­s avec le reste de l’auditoire. Peut-être parce que, tout comme Sisyphe, on apprend tous·tes à vivre le moment présent sans se soucier de ce qui a été et de ce qui sera. Il s’agit d’un enseigneme­nt qui trouve certaineme­nt une résonance auprès de l’auditoire en ces temps pandémique­s, où chacun·e est pressé·e de revenir à « la normale », en oubliant de réfléchir à ce que veut dire « la normale ».

« Créer, c’est vivre deux fois », disait Camus. C’est sans aucun doute le pari qu’a fait Victor Pilon avec sa toute première performanc­e solo, exécutée avec brio. Sisyphe est présenté gratuiteme­nt jusqu’au 27 octobre, dans le hall est du Stade olympique de Montréal, du mardi au jeudi entre 12h à 19h. À voir et à revoir assurément. ⊘

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louis-daniel vallée
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Aymeric l. tardif | le délit

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