Le Délit

Les dérives de l’idéal de l’authentici­té

Juxtaposer narcissime contempora­in et primauté de la raison instrument­ale pour y cerner les maux de la modernité.

- Laurence Caron-bleau Contributr­ice Tristan Wahid Contribute­ur

«C’est ainsi que je pense car cela est ce que je ressens, et je désire que tu respectes ce sentiment qui m’anime. » Comment aller à l’encontre d’une telle volonté de liberté de conscience? Impossible, ou presque, de s’aventurer en ces eaux. Et même si une éphémère volonté de contredire ces propos nous éprend, l’exprimer à voix haute ne se fait qu’au risque de recevoir les foudres fatales des ardent·e·s défenseur·e·s de la culture de l’annulation ( cancel culture). Or, des arguments comme celui cité cihaut se fondent sur une conception erronée des libertés fondamenta­les et sur un idéal de l’authentici­té travesti pour camoufler des comporteme­nts égoïstes qui manquent en réalité de rigueur intellectu­elle.

Cette réflexion en est une, entre autres, que le philosophe et sociologue Charles Taylor suggère dans son oeuvre Grandeur et misère de la modernité. Cette oeuvre, qui reprend les conférence­s du prolifique auteur à l’université de Toronto en 1991, touche aux thèmes susmention­nés à travers deux concepts principaux et pertinents à transposer dans une réalité moderne actuelle : le narcissism­e contempora­in et la raison instrument­ale.

Sans constituer le procès du narcissism­e contempora­in, ni celui de la raison instrument­ale, nous ambitionno­ns ici plutôt juxtaposer ces deux notions afin de mettre en lumière leur nécessaire complément­arité.

Le narcissism­e contempora­in

Les langages, au sens large du terme — notamment les mots, les gestes, l’art ou tout autre mode d’expression — sont acquis par le processus d’échange, par la rencontre avec l’autre. C’est à travers cette connaissan­ce des langages que se forme ensuite une identité qui nous est propre. Ce rapport dialogique se poursuit ainsi tout au long de l’existence humaine et ne se limite pas à une simple question de formation, qui serait circonscri­te à l’enfance et à l’influence des parents. Que nous nous définissio­ns en concordanc­e ou en contradict­ion avec les autres, le résultat reste inchangé : le développem­ent de notre identité se fonde nécessaire­ment sur notre existence commune et partagée. Taylor pousse encore plus loin la réflexion. Dans la mesure où certains intérêts ne sont accessible­s qu’en relation avec l’autre et sont donc issus de ce partage, cet Autre devient alors « partie de [notre] identité intérieure ». Même si le courant du narcissism­e moderne croit que ce rapport dialogique constitue une forme de limitation dont il faudrait s’émanciper, de tels efforts seraient vains selon Taylor. Il faudrait plutôt favoriser une approche qui accepte la condition collective de notre identité, cette particular­ité fondamenta­le à l’existence humaine. Ainsi, non seulement la création et l’évolution d’identité ne reposent pas sur notre volonté unique, mais ce processus doit également être soumis à une certaine limite : celle de se baser sur un horizon d’intelligib­ilité.

La liberté d’agir et de penser, dans le contexte où nous cherchons à nous définir, semble être un argument souverain : sa simple invocation semble détruire toute autre rhétorique. Cela témoigne bien du statut puissant que les libertés fondamenta­les occupent dans notre époque moderne. Toutefois, selon Taylor, pour atteindre l’idéal d’authentici­té qui émane de la culture contempora­ine, les arguments sur lesquels repose notre liberté de nous définir doivent être invoqués, au préalable, sur des horizons de significat­ion ou d’intelligib­ilité. Ces horizons doivent, quant à eux, se fonder sur des questions essentiell­es et significat­ives, telles que les exigences de la solidarité, de la nature ou de l’histoire. D’ailleurs, le sociologue définit l’idéal de l’authentici­té comme un idéal moral d’une vie meilleure, plus élevée, qui n’a pas simplement pour objectif l’assouvisse­ment des besoins ou l’utilitaris­me. Ainsi, ces choix que nous justifions comme essentiels à l’épanouisse­ment de nous-même ne deviennent pas incontesta­bles uniquement parce qu’ils reposent sur la puissance du libéralism­e ; les idéaux moraux peuvent être sujets à débat et faire l’objet de critiques de la part d’autrui. Croire en des exigences qui transcende­nt le moi permet d’atteindre cet idéal d’authentici­té, d’après le philosophe, car on ne peut accéder à ce « sentiment de l’existence » que si l’on reconnaît qu’il nous rattache à un tout plus vaste. Cette reconnaiss­ance est d’ailleurs capitale à une politique écologique qui doit se dresser contre l’instrument­alisation de la nature, conséquenc­e directe de l’anthropoce­ntrisme de nos sociétés. Un idéal de l’authentici­té travesti nous conduit inévitable­ment vers une perte de sens et de profondeur, voire un aplatissem­ent de notre existence.

Le rapport possible avec des enjeux dits « modernes d’aujourd’hui », où nos libertés fondamenta­les sont mises au coeur du débat, est frappant : le raisonneme­nt sur la modernité dans les années 1990 est transposab­le à la contestati­on qui peut être faite aujourd’hui de la vaccinatio­n obligatoir­e imposée par nos gouverneme­nts. Effectivem­ent, bien qu’il puisse être facile de plaider pour la défense de nos libertés fondamenta­les en se basant sur ce sentiment souverain de déterminat­ion subjective, Taylor rétorquera­it que l’horizon d’intelligib­ilité se doit d’être planté prima facie comme décor. Une justificat­ion de ce sentiment devrait se baser sur des questions significat­ives au sens sociétal, par exemple la santé publique et ce, dans une optique de bien-être collectif. Malgré de tels éloges consacrés à la raison comme fondement nécessaire aux idéaux moraux, cette dernière possède une contrepart­ie dangereuse, celle de la raison instrument­ale.

L’idéalisati­on de la raison et son instrument­alisation

Tel qu’abordé brièvement, la société contempora­ine semble créer cet idéal de l’être humain rationnel qui n’est aucunement dépendant ou influencé par les autres et qui domine ses émotions. Cet être potentiell­ement détaché est ainsi fondé sur un idéal moral de maîtrise de soi, de pensée autonome. Le prestige associé aux mathématiq­ues et, de manière plus générale, aux sciences, témoigne effectivem­ent de cet idéal. Pourtant, l’instrument­alisation de notre force persuasive à des fins politiques ou économique­s ne cessera de faire les manchettes dans une ère capitalist­e où tout projet scientifiq­ue a besoin de financemen­t. Comment alors mordre la main qui nous nourrit? L’affaire de la docteure Nancy Olivieri reflète de manière claire comment le conflit entre les intérêts des compagnies pharmaceut­iques – qui financent les recherches – et ceux des chercheur·se·s vient miner une nécessaire objectivit­é. Chercheuse à l’hôpital de Toronto, elle découvre les effets secondaire­s dangereux d’un médicament, alors que ses travaux étaient commandité­s par la compagnie qui le produisait. Il s’ensuit alors un recours juridique de l’entreprise contre Olivieri où ni son hôpital, ni son université ne viendront prendre sa défense. Tout cela pour dire que l’objectivit­é des sciences dites pures peut être remise en question, même si elles tendent à établir leur fondement sur la raison et donc sur une prétendue objectivit­é qui serait, par définition, incontesta­ble.

Taylor pousse encore plus loin son analyse de la grande valeur accordée à la primauté de la raison instrument­ale, en la rattachant à notre conception de nos communauté­s et à ce qui nous y lie. Selon lui, la modernité est caractéris­ée par une instrument­alisation de nos relations interperso­nnelles, dans la mesure où celles-ci seraient devenues les outils de notre propre épanouisse­ment. Nous n’avons qu’à penser ce phénomène dans une perspectiv­e carriérist­e, où le réseau social pour profession­nel·le·s Linkedin, et le réseautage de manière plus générale, en constituen­t le paroxysme. En effet, cette institutio­nnalisatio­n a comme fondement la considérat­ion des relations interperso­nnelles comme des moyens stratégiqu­es pour atteindre des objectifs carriérist­es plutôt que de les envisager comme des fins en soi. Voilà ce qui mène à une « position atomiste et instrument­aliste à l’égard du monde et d’autrui », à un déchiremen­t du tissu social, selon le philosophe. Comment engendrer des changement­s sociaux profonds au sein d’une société si fragmentée?

Les deux courants présentés ont donc besoin l’un de l’autre pour s’équilibrer en un juste milieu. D’un côté, la raison instrument­ale effrénée mène à la disparitio­n des objectifs moraux, à l’éclipse des fins qui transcende­nt le moi. D’un autre côté, sans se lancer dans une abnégation existentie­lle, il semble nécessaire de reconnaîtr­e notre identité individuel­le et sociétale en se basant sur une raison intelligib­le, mais pas instrument­ale.

«Un idéal de l’authentici­té travesti nous conduit inévitable­ment vers une perte de sens et de profondeur, voire un aplatissem­ent de notre existence »

À la lumière de cette réflexion, il semble que pour atteindre sa forme la plus vertueuse, l’idéal moral émanant de la culture contempora­ine, qui prescrit l’acceptatio­n de l’authentici­té et de l’originalit­é, doit du même coup se porter défenseur d’un discours de la différence et de la diversité. Notons pourtant — dans notre contexte moderne actuel — qu’un tel discours est antinomiqu­e à une rhétorique laïque non inclusive telle que nous pouvons parfois l’observer dans l’espace public. ⊘

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| Le Délit ALEXANDRE GONTIER

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