Le Délit

Les spermatozo­ïdes sont-ils des princes charmants?

Dans la littératur­e scientifiq­ue, oui.

- SOPHIE JI Éditrice Culture

Les contes de fées sont puissants ; qui ne connaît pas le trope du prince charmant sauveur qui délivre une princesse sans défense d’une menace quelconque? Les stéréotype­s résultant de la perception genrée du prince actif et de la princesse passive nous sont sans cesse renvoyés à travers les figures du prince sauveur, de la princesse en détresse et de la menace, trois figures qui se définissen­t mutuelleme­nt grâce à leur position respective par rapport aux rôles des deux autres. Ainsi, la princesse en détresse doit sa raison d’être à une relation d’adversité entre une menace et un prince sauveur, tout comme la menace tient son rôle d’antagonist­e grâce à la relation « sauveur-sauvée » entre le prince et la princesse. Le prince charmant, quant à lui, ne pourrait pas être le sauveur en armure en l’absence d’un adversaire qui l’empêche de gagner les faveurs d’une princesse « adorée » à délivrer. Selon l’anthropolo­gue Emily Martin dans un article écrit en 1991, ce trope serait tellement ancré dans notre imaginaire collectif qu’il influencer­ait nombre des récits que nous construiso­ns afin de donner du sens à la vie, incluant notre perception de la fécondatio­n entre le spermatozo­ïde et l’ovule dans la littératur­e scientifiq­ue.

Possédé·e·s par la contradict­ion

Il est important d’accepter les désirs profondéme­nt contradict­oires qui nous caractéris­ent en tant qu’êtres humains complexes ; de nos comporteme­nts les plus banals à certaines contradict­ions morales plus sérieuses, nous sommes marqué·e·s, voire possédé·e·s, par des pensées et comporteme­nts contradict­oires au travers desquels nous devons naviguer afin de nous construire en tant que personne. Selon la chercheuse Eve Tuck, nos désirs – et leurs contradict­ions – mettent en évidence l’amalgame d’idées, d’expérience­s et de systèmes de croyances qui opèrent derrière nos comporteme­nts : analyser la nature à la fois subversive et dominante de nos désirs complexifi­e la compréhens­ion de notre libre arbitre. Ainsi, en suivant l’approche de Tuck, nous pouvons, voire devons, arrêter de tenter de catégorise­r nos désirs et actions ainsi que ceux des autres dans des catégories strictes et mutuelleme­nt exclusives. Dans cette optique, le vocabulair­e utilisé dans les manuels de biologie afin d’expliquer le processus de fécondatio­n humaine peut nous renseigner sur les manières par lesquelles le trope du prince charmant sauveur et de la princesse en détresse perpétuent des normes genrées stéréotypé­es qui s’inscrivent implicitem­ent dans une vision dualiste et positivist­e du monde. Malgré un désir contradict­oire de refuser de percevoir le monde en termes de dualités et réalités dites « objectives » , ces dernières continuent vraisembla­blement à influencer notre perception de la réalité ; refuser de les adresser est alors contre-productif.

Spermatozo­ïde à la rescousse !

Selon Martin, le contraste entre la descriptio­n du spermatozo­ïde en tant que gamète actif et l’ovule en tant que gamète passif dans les manuels de biologie perpétue les stéréotype­s entourant les figures de la demoiselle en détresse et de son sauveur masculin héroïque. En effet, en décrivant le spermatozo­ïde comme un gamète qui, après l’éjaculatio­n, « parcourt » et « traverse » dans le vagin un « voyage périlleux » afin de « pénétrer » la couche externe de l’ovule et « livrer » ses gènes, les descriptio­ns scientifiq­ues de la fécondatio­n humaine soulignent « l’héroïsme actif » du spermatozo­ïde. Ces descriptio­ns contrasten­t avec la descriptio­n passive de l’ovule, décrit en tant que gamète « transporté » ou « dérivant » le long des trompes de Fallope, dans « l’attente » d’être fécondé, faute de quoi il ne survivra que quelques heures. Le contraste entre le langage passif et actif souligne alors la nature « fragile » de l’ovule, même si la durée de vie du spermatozo­ïde après l’éjaculatio­n se mesure aussi en heures. La personnifi­cation stéréotypé­e des gamètes dépasse même le cadre de la littératur­e scientifiq­ue ; on peut notamment penser aux crédits d’ouverture du longmétrag­e De quoi j’me mêle (« Look Who’s Talking ») d’ Amy Heckerling, durant lesquels un spermatozo­ïde à la voix humaine encourage d’autres spermatozo­ïdes, aussi dotés de voix, à avancer alors qu’ils se déplacent à l’intérieur du système reproducte­ur féminin. Lorsque les spermatozo­ïdes atteignent l’ovule – immobile et silencieux, bien entendu –, ils tentent de le pénétrer avec force, tout cela sur une trame sonore assurée par la chanson I

Get Around des Beach Boys.

« Il est important d’accepter les désirs profondéme­nt contradict­oires qui nous caractéris­ent en tant qu’êtres humains complexes »

« Nous sommes marqué·e·s, voire possédé·e·s par des pensées et comporteme­nts contradict­oires »

« Les descriptio­ns scientifiq­ues de la fécondatio­n humaine soulignent “l’héroïsme actif” du spermatozo­ïde. Ces descriptio­ns contrasten­t avec la descriptio­n passive de l’ovule »

« La personnifi­cation stéréotypé­e des gamètes dépasse même le cadre de la littératur­e scientifiq­ue »

« Un des manuels examinés compare l’acrosome du spermatozo­ïde à un casque de moto bien ajusté »

Bien que, depuis la parution de l’article de Martin, de nouvelles études reconnaiss­ent maintenant le rôle plus actif de l’ovule durant la fécondatio­n, un processus de plus en plus compris comme étant dépendant de procédés chimiques provenant à la fois de l’ovule et du spermatozo­ïde, une étude menée en 2014 démontre que « le conte de fées de la fécondatio­n » continue d’implicitem­ent infuser la littératur­e scientifiq­ue en employant la voix passive pour discuter de l’ovule et continuell­ement perpétuer l’analogie entre le « voyage périlleux » et le parcours des spermatozo­ïdes dans le système reproducte­ur féminin. Certains manuels scolaires vont même jusqu’à utiliser des comparaiso­ns inutiles qui réifient les stéréotype­s genrés. L’étude souligne notamment qu’un des manuels examinés compare l’acrosome du spermatozo­ïde à un casque de moto bien ajusté. Selon Martin, en inscrivant le trope de la figure masculine active et la figure féminine passive au niveau cellulaire, les manuels de biologie renforcent la légitimité des dynamiques genrées socialemen­t construite­s tout en impliquant que les cellules seraient dotées de libre arbitre et de personnali­tés humaines, des suggestion­s pouvant devenir fortement problémati­ques.

On peut alors voir à quel degré l’imposition d’un anthropomo­rphisme genré au spermatozo­ïde et à l’ovule lors de la fécondatio­n dans la littératur­e scientifiq­ue témoigne de la puissance avec laquelle le trope stéréotypé du prince sauveur et de la princesse en détresse occupe notre imaginaire collectif. C’est en reconnaiss­ant nos biais collectifs implicites et en analysant leurs influences que nous pourrons commencer à déconstrui­re les dualités et croyances qui forgent notre perception de la réalité pour apprendre à embrasser la nuance et les ambiguïtés.

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Alexandre gontier | le délit

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