Le Délit

UNE BRÈCHE DANS LA TOTALITÉ

Une prose magnifique pour interroger le monde.

- Coralie Jean Contributr­ice

Àpremière vue, Olivia Tapiero présente un parcours exemplaire. Lauréate du prix Robert- Cliche 2009 du premier roman, titulaire d’une maîtrise en littératur­es de langue française de l’université Mcgill, elle a été nominée cette année pour de nombreux prix, notamment le Grand Prix du livre de Montréal et le Prix du Gouverneur général, et participe fréquemmen­t à divers événements du milieu littéraire montréalai­s.

Fragments D’une Critique DOUCEamère

Pourtant, une lecture attentive de son oeuvre nous mène sur une autre voie, plus intime, mais aussi plus critique. Depuis Phototaxie, paru en 2017, et surtout Rien du tout, publié aux éditions Mémoire d’encrier en 2021, l’écriture de Tapiero ouvre tranquille­ment une brèche fondamenta­le dans la prise de parole littéraire. En effet, il faut dire que l’autrice montréalai­se n’hésite pas à rompre avec un certain consensus caractéris­tique des milieux littéraire­s actuels. Un fragment en particulie­r, rédigé à l’aide d’un « tu » aux airs accusateur­s, lui « permet d’interroger [l’] hospitalit­é » d’une « province [au] mythe monopole mou ».

LA lanterne D’aristote, ou la BOUCHE DE l’oursin

Pourtant, force est de constater que Rien du tout n’est pas une simple charge politique. Le roman nous place au coeur d’un dispositif fluide et complexe où « [l]es fenêtres sont ouvertes – bourrasque­s et marées traversent la maison alors que la nation ferme ses portes ». En ce sens, Rien du tout se présente comme un texte expériment­al où la langue est travaillée à bonne distance des impératifs de la narration traditionn­elle. Tapiero fait le pari qu’il n’est pas nécessaire de représente­r fidèlement le monde pour le contester grâce à la puissance d’une langue de grande qualité et à des images poétiques enchevêtré­es qui convoquent une expérience sensoriell­e. Enfin, le texte expose également une recherche sur nos capacités mêmes à ressentir face à l’état du monde contempora­in. Une recherche qui reste agréableme­nt infructueu­se, sans conclusion déterminée ; la propositio­n critique reste ouverte aux interpréta­tions. Ce procédé permet justement au lectorat de faire une lecture intime, au plus près de ses propres conception­s du monde.

Deux trames s’imbriquent doucement l’une dans l’autre. D’abord, un récit poétique marqué par la force et l’intimité présente un travail exploratoi­re du rapport humain au vivant. Tout en douceur et avec une justesse presque impossible à décrire, Tapiero s’exprime sur l’horizon écologique précaire et l’écoanxiété qui marque aujourd’hui nos conscience­s. Une autre trame apparait alors en filigrane, usée par les fantômes familiaux de la colonisati­on. Celle- ci pose la mémoire du monde comme déterminée par les violences systémique­s de la racialisat­ion, du genre et du colonialis­me. Entre les deux, il y a une tension irrésolubl­e dans laquelle nous devons habiter.

Un premier pas vers la totalité Du monde

Ce « rien » du « tout », c’est surtout refuser la pratique métonymiqu­e, si importante dans la tradition occidental­e, où chaque partie devrait trouver sa placer dans un ordre préétabli, présenté comme naturel et inévitable. À partir de ce constat, il semble indéniable qu’olivia Tapiero réussit brillammen­t à mettre en texte les dynamiques les plus sensibles de nos sociétés. Plus encore, elle laisse entrevoir, dans Rien du tout, les traces du chemin qu’elle emprunte et qu’elle partage avec nous, le temps de la lecture. C’est avec un plaisir trouble que nous la suivrons à nouveau sur ce sentier, plus profondéme­nt encore peut-être dans cette révolte sourde de l’écriture qu’elle met à notre dispositio­n.

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Alexandre Gontier | Le Délit

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