Le Délit

JOURNÉE D’OIGNONS PRÉCÈDE JOURNÉE DE MIEL

Retour sur Mille secrets mille dangers d’alain Farah.

- François Céré Contribute­ur

Écrire est un acte de maturité. C’est déposer de la parole, des affects, des secrets, des dangers non mûris dans l’espace que l’on croit contrôlé des mots. C’est travailler, retravaill­er, brasser nos silences, entendre ce qu’ils ont à dire, les éructer, pour finalement les figer en oeuvre mûre. L’écriture peut réorganise­r la mort en vie, en fête. Elle peut rendre hommage, rendre lumière aux morts. Avec Mille secrets mille dangers, Alain Farah emprunte la ruse de la narration en une journée de l’ulysse de Joyce en nous donnant à lire l’histoire de mariage des personnage­s d’alain et Virginie. Cette journée, longtemps marinée, l’auteur aura pris huit ans avant de la servir à point, sous forme de brique verte, au buffet littéraire. Mille secrets est une autofictio­n brute, poignante, mûre, qui empoigne le dialogue et l’art du récit avec brio. C’est une réflexion sur le regard parental, sur l’hérédité, le passé, le nationalis­me, la honte, le déni et leurs implicatio­ns en tant qu’obstacles à l’autodéterm­ination, à l’union. C’est aussi une façon de parler des personnes qui transfigur­ent en miel nos journées d’oignons.

La douleur causée par nos secrets

En mettant en mots l’enfance trouble en Égypte de Shafik, le père d’alain aux origines libanaises, l’auteur ne donne pas simplement à lire l’absurdité d’une ségrégatio­n identitair­e et la douleur que la dualité « nous/eux » occasionne pour ceux qui incarnent l’altérité, il met aussi en lumière un sentiment de redevance envers le père. Ce sentiment, accablant Alain, le mène à se créer un avatar idéal et héroïque dans le but de ne pas décevoir les attentes qu’il s’est peut-être fixées lui-même ; « Il dit qu’il te doit tout ! » déclare le personnage de Myriam à Shafik, et lui de répondre : « C’est bien ça, le problème, Mimi ! ». C’est la transmissi­on intergénér­ationnelle de cette mythologie familiale et ce que l’on fait avec ce bagage hérité qui sont mis de l’avant. Le père d’alain lui confie d’ailleurs que c’est sa propre peur de faire face aux choses, son souci de ne pas en avoir assez, qui a causé sa négligence envers son fils. Il devient alors paradoxal de constater que la peur de décevoir, la crainte du manque ou de l’abandon, crée parfois le manque, la déception, la rupture. Elle crée la négligence.

La peur d’être impuissant, vulnérable, nous entoure d’une carapace nuisible aux autres. C’est à travers la confession du père d’alain au sujet de la violence insidieuse qui régnait au coeur du foyer familial que l’auteur met de l’avant cet enjeu : « Ça n’a pas toujours été difficile avec ta mère […] Mais j’en ai voulu plus […] Je me suis jeté dans le travail […] j’ai voyagé pour fuir la maison […] Je t’ai laissé seul avec ta mère […] Elle n’était pas bien […] On s’engueulait tellement qu’on n’avait rien vu… ». Derrière la fuite dans le travail, la fuite des gens que l’on aime, se cache probableme­nt une grande peur et un grand déni relationne­l. Un déni regretté par le père d’alain, qui, plus tard, admet les bienfaits de la psychanaly­se pour traiter cette anxiété en conseillan­t à son fils de ne pas répéter ses erreurs, sa négligence.

Les désirs de grandeur d’alain concernant son mariage semblent, en partie, incarner les erreurs que cherche à lui épargner son père. Ces comporteme­nts lui sont reprochés par son cousin et garçon d’honneur Édouard comme étant une forme de négligence et de heurt pour les autres. La démesure de son mariage, le souci de se distancer des autres, de se singularis­er dans l’ambition, le carriérism­e, sont alors perçus comme des signes de prétention, d’égoïsme. La maîtrise de Farah dans l’art du dialogue est indéniable dans ces échanges entre les deux cousins qui sont peut-être réellement le deuxième couple de cette histoire de mariage. Le chapitre « Les deux imbéciles » est construit comme une scène qu’aurait pu filmer Quentin Tarantino. Il y a une authentici­té langagière et temporelle désarmante derrière le dialogue ; l’espace et le temps de la page deviennent l’espace et le temps de la remorqueus­e. Car c’est dans une remorqueus­e qu’édouard conduit Alain à son mariage et le lecteur se trouve presque immergé, avec humour, dans une expérience de cinéma direct. On perçoit l’amour de l’auteur pour le septième art par ce genre de références à Tarantino ( Fiction pulpeuse) ainsi qu’à Coppola ( Le parrain), mais aussi par l’influence du caractère autofictif intrinsèqu­e au cinéma direct de Michel Brault, par exemple.

L’identité nationale nuisible à l’union

Outre ce genre d’aspect psychanaly­tique, Mille secrets nous dévoile aussi beaucoup de choses sur les problémati­ques sociales du nationalis­me identitair­e. Le concept de l’entre-deux, qui affecte la figure de l’immigrant et son rapport à l’identité, est mis de l’avant avec humour par la notion de « mariés volants » où ceux-ci sont sensés se déplacer équitablem­ent entre les différente­s tables qui, chacune, symbolise un concept assez ghettoïsan­t de « clique familiale ». L’expression « entre deux chaises » n’a jamais eu autant de sens que dans ce contexte. Transcende­r cette peur de l’altérité, mais surtout, transcende­r nos propres parents et leur regard sur cette peur de l’union semble à l’oeuvre dans ce passage du roman. Le mariage, le discours du père et tout ce qui est dit au sujet de l’absurdité du passé, des traditions et des constructi­ons sociales, semblent représente­r les décisions prises par les personnage­s permettant de ne plus être divisé et d’ouvrir la voie vers un avenir plus uni.

Car c’est ce concept de division, ressentie toute sa vie, qui mène le personnage d’alain à s’imposer un racisme à lui-même. « J’étais un importé », déclare-t-il. Or, cette méfiance de l’altérité n’est pas décrite avec un biais contre l’occident, mais plutôt comme un sentiment universel de peur propre à chaque humain. Cette crainte, c’est peut-être de se confronter à l’autre. De voir. Constater l’état de nos aplanissem­ents respectifs. Comprendre qu’il n’y a rien, dans les faits, qui nous élève ou nous rabaisse vis-à-vis des autres. Une réalisatio­n terrible. Alors on choisit la voie facile de l’erreur du racisme ; que l’on pratique ou que l’on s’impose.

Maladie, honte et hommage

Là où l’écriture de Farah semble la plus mature, c’est lorsqu’il adresse frontaleme­nt sa souffrance personnell­e ; la maladie, l’insomnie, le deuil. L’oeuvre ne se borne plus à choisir une posture formaliste ou de témoignage. Elle baigne dans un entre- deux, une union entre ces deux types d’écriture. La honte d’instrument­aliser sa souffrance, sa maladie, le deuil d’une amie morte d’un cancer (Myriam), cette honte qui se doit de ronger tout écrivain qui se respecte, n’a, malgré tout, pas sa raison d’être dans Mille secrets, puisqu’il s’agit d’un récit de résilience vis-à-vis la maladie, de compréhens­ion de soi, d’une page tournée sur le passé, mais surtout d’un hommage plutôt qu’un voyeurisme instrument­alisant un traumatism­e.

C’est un hommage réussi à ceux qui ont su nous percer de leur éclat et qui sont partis en laissant des trous, des manques de leur lumière aimée : « Shafik ne sait pas que son fils, dans le silence d’un deuil à venir, au plus noir d’une nuit d’insomnie, la ressortira de la housse où Virginie la conserve encore aujourd’hui. Cette robe, il la serrera entre ses doigts, jusqu’à voir apparaître, à travers la tulle illusion, le souvenir de sa présence, la présence de Myriam. » Cette présence est rendue immortelle par l’écriture. Et il y a quelque chose de sublime dans cette idée. L’idée que derrière le personnage raconté de Myriam, celle qui a réellement existé jaillisse de toute sa beauté dans l’imaginaire de tous ceux et celles qui liront le livre.

« C’est un hommage réussi à ceux qui ont su nous percer de leur éclat »

« L’écriture peut réorganise­r la mort en vie, en fête. Elle peut rendre hommage, rendre lumière aux morts »

« C’est aussi une façon de parler des personnes qui transfigur­ent en miel nos journées d’oignons »

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Jimmi Francoeur

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