Le Délit

La religiosit­é particuliè­re de Kierkegaar­d

Portrait d’un ardent défenseur de Dieu et du tourment qui l’accompagne.

- MARCO-ANTONIO HAUWERT RUEDA Éditeur Philosophi­e

Søren Kierkegaar­d (1813-1855) est un chrétien particulie­r. Malgré sa fervente conviction en l’existence et la suprématie de Dieu, il se montre extrêmemen­t critique envers l’église catholique. Dans ses écrits, on retrouve de nombreux extraits teintés d’ironie se moquant des dogmes de l’église. Dans Fragments philosophi­ques, par exemple, il écrit : « Ai-je la permission, comme le prêtre à l’autel, de manger les sacrifices? » Pour le philosophe danois, la foi chrétienne ne peut s’exprimer authentiqu­ement que par la passion individuel­le. Celle-ci ne peut être médiée par des objets ni par des figures religieuse­s, tel que c’est habituelle­ment le cas dans le catholicis­me.

Pourquoi la foi est-elle nécessaire­ment une entreprise individuel­le? Parce qu’elle nous permet de devenir nous-mêmes – le but ultime de l’existence, selon Kierkegaar­d. Le chemin de la réalisatio­n de soi requiert l’acceptatio­n de l’autorité incontesté­e de Dieu, travail qui ne peut s’effectuer que de façon individuel­le. Dans Fragments philosophi­ques, l’auteur explique en détail le chemin de cette réalisatio­n personnell­e. Mais plus que sur la religion à laquelle il souscrit, l’ouvrage finit par en dire beaucoup sur la condition tourmentée de Kierkegaar­d lui-même.

Se souvenir avec Socrate

Kierkegaar­d inaugure sa réflexion en faisant référence au paradoxe de Ménon, problème classique de la philosophi­e socratique : « Ce qu’un homme sait, il ne peut le chercher, puisqu’il le sait ; et ce qu’il ne sait pas, il ne peut le chercher non plus, puisqu’il ne sait même pas quoi chercher. » Lorsque le paradoxe de Ménon est pris au pied de la lettre, il invalide complèteme­nt le concept d’apprentiss­age.

Mais si l’apprentiss­age est impossible, comment alors acquérir des connaissan­ces? Socrate et ses disciples tentent de contourner le paradoxe en postulant que l’âme est immortelle et contient déjà toutes les vérités sur le monde dans son être. D’après cette conception, toute acquisitio­n de connaissan­ce ne serait en fait qu’un acte de souvenir, la correction d’un oubli contingent provoqué par la transmissi­on de l’âme à travers les génération­s. Comme l’explique le philosophe danois,

« celui qui est ignorant n’a besoin que d’un rappel pour l’aider à revenir à lui- même dans la conscience de ce qu’il sait ».

Le projet de vie de Socrate reflète d’ailleurs exactement cette idée : le philosophe grec se contente « simplement de poser des questions; car le principe sous- jacent de tout questionne­ment est que celui qui est interrogé doit nécessaire­ment avoir la Vérité en lui- même et pouvoir l’acquérir par lui-même » . Par Vérité, Kierkegaar­d se réfère tant aux connaissan­ces sur le monde qu’à la prise de conscience de l’existence de Dieu.

Le péché de l’erreur

Le penseur danois est certaineme­nt d’accord avec l’idée socratique selon laquelle nous avons tous les outils nécessaire­s pour atteindre la Vérité, mais se propose d’y ajouter son habituelle interpréta­tion funeste. Si nous avons la capacité de comprendre la Vérité, affirme-t-il, c’est nécessaire­ment que Dieu nous a offert cette capacité. Par conséquent, le fait de se tromper – le fait d’être dans « l’erreur », comme le dirait Kierkegaar­d – ne relève pas d’une ignorance innocente mais plutôt d’une faute pleinement responsabi­lisante! La faute est tellement grave, selon le philosophe, qu’elle mérite même le nom de « Péché ».

Une fois la porte de l’autodérisi­on ouverte, la frénésie religieuse de Kierkegaar­d peut commencer. Face à notre faute fatale, Dieu acquiert les qualificat­ifs de « Sauveur » et de « Rédempteur » car il « sauve le pécheur de sa servitude et de lui-même ». Quant au pécheur qui se rend compte de son Erreur, il tente d’expier ses torts ( c’est- àdire de faire amende honorable) et, envahi de « Repentir » , devient une « nouvelle créature » plus authentiqu­ement elle-même. Le déni de la foi chrétienne, selon l’auteur, n’est donc pas une simple omission contingent­e ; elle représente carrément une faute morale.

La mélancolie d’un penseur

Les termes employés par Kierkegaar­d pour décrire l’erreur de l’ignorance agnostique en disent beaucoup sur les angoisses personnell­es du philosophe. Le père de Søren Kierkegaar­d, Michael Pedersen Kierkegaar­d, éleva ses sept enfants sous une stricte discipline religieuse, « instillant un sentiment de peur et de culpabilit­é qui ne les a jamais quittés », selon Adam Kirsch, critique littéraire au New Yorker.

« L’inquiétude dont mon père remplissai­t mon âme », écrivait Søren lui-même, n’était que le reflet de « sa propre mélancolie affreuse ».

« Ce qu’un homme sait, il ne peut le chercher, puisqu’il le sait ; et ce qu’il ne sait pas, il ne peut le chercher non plus, puisqu’il ne sait même pas quoi chercher » Søren Kierkegaar­d

« Engendrer n’appartient qu’à Dieu » Søren Kierkegaar­d

« Mais cet état, être en Erreur en raison de sa propre culpabilit­é, comment l’appelleron­s-nous? Appelons-le Péché »

Søren Kierkegaar­d

« Un homme est grand en proportion de la grandeur qu’il est capable d’aimer » Søren Kierkegaar­d

C’est peut-être pour cette raison que les écrits du philosophe ont tendance à se tourner vers l’obscurité, le mépris de soi et la mélancolie. Le choix entre la foi et le déni, selon Kierkegaar­d, s’accompagne nécessaire­ment d’une énorme angoisse ( Angest) ßß; de ce choix existentie­l dépend en effet le salut éternel ou la damnation de l’individu. Cette angoisse est permanente, selon l’auteur, puisque la foi ne peut jamais être donnée pour acquise ; elle doit être renouvelée encore et encore.

Devenir soi-même

Si l’on devait résumer la philosophi­e de Kierkegaar­d en une phrase, l’on emploierai­t probableme­nt son affirmatio­n qu’un « homme est grand en proportion de la grandeur qu’il est capable d’aimer ». Pour l’auteur, seul l’amour de Dieu – l’être le plus grand qui soit – peut nous mener à la pleine réalisatio­n de nous-mêmes. En tout cas, voilà l’espoir qu’il a porté tout au long de sa vie. Cet espoir religieux a représenté l’une des rares lueurs d’optimisme dans une vie remplie de tourment et de mélancolie. ⊘

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Marco-antonio hauwert rueda | le délit
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