Le Délit

Encas de petit creux : creuser ses joues

Défense de l’antropopha­gie.

- Alexandre Gontier Illustrate­ur

J’ai du mal à parler, donc je vais te l’écrire. La fin de semaine dernière, je me suis mâché l’intérieur des joues jusqu’à ce que la douleur me sorte de mon obsession momentanée. Autrement dit, je me suis creusé l’intérieur des joues pour me nourrir jusqu’à la limite ; plus je m’en approchais, plus l’euphorie provoquée par ce comporteme­nt autophagiq­ue était exaltante. Cela fait déjà quelques jours, et bien que je me serais passé de mes aphtes hérités, ils m’ont quand même fait réaliser à quel point il est banal de consommer des parties de son propre corps. Peutêtre es-tu toi même en train de lire cet article en te rongeant la peau autour des doigts pour savourer des morceaux d’ongle sans vraiment en prendre conscience. Si tu as de la chance, tu n’y seras confronté qu’en lisant ces lignes, sinon un panaris te le rappellera.

Le cannibalis­me désigne la consommati­on de chair humaine dans le cadre d’un rituel tandis que l’anthropoph­agie ne couvre que la consommati­on. Ces deux pratiques soeurs fascinent les humains tant elles attirent qu’elles repoussent. Les comporteme­nts d’autoconsom­mation décrits plus haut peuvent, en quelque sorte, être rapprochés à l’anthropoph­agie. Ce constat est déroutant parce qu’il ampute une partie du caractère fantasmé que l’on rattache habituelle­ment à cette pratique. Quelle est donc la part de trivialité attachée à la consommati­on de son corps – et, a fortiori, de celui de nos congénères? Avec une préoccupat­ion contempora­ine grandissan­te liée à la consommati­on de viande, pourrait-on même tendre vers une acceptatio­n éthique de l’anthropoph­agie?

Ambiguité : cuit, cru et pourri

L’anthropoph­agie relève du monstrueux sans pour autant être fantastiqu­e. La violence qu’on associe à ses adeptes est rattachée à une force mythique, voire romancée. C’est un acte spectacula­ire qui affirme à la fois la bassesse de l’homme et le paroxysme de la cruauté : l’individu dévore son congénère. Toutefois, la simplicité de l’acte est animale tant elle implique, dans la culture, un instinct de survie.

Prenons Le Radeau de la Méduse, du peintre romantique Théodore Géricault. Dans cette peinture, on observe des naufragés sur un radeau qui sont conduits, selon le critique d’art Jonathan Miles, « aux frontières de l’existence humaine ». Il ajoute : « Devenus fous, isolés et affaiblis, ils massacrère­nt les plus rebelles, mangèrent les cadavres et tuèrent les plus faibles ». Alors que l’homme peut survivre plusieurs semaines sans s’alimenter, les naufragés se sont livrés à des actes anthropoph­agiques dès le septième jour. Par conséquent, dans cette situation, la motivation de survie peut, à certains égards, perdre en crédibilit­é. En effet, si la consommati­on de ses camarades n’est pas nécessaire pour rester en vie, elle représente donc un caprice cannibale, doublement barbare.

Dans ses Essais, le philosophe français Michel de Montaigne critique la démarche sophistiqu­ée qu’avaient les Européens lorsqu’il s’agissait d’aborder les peuples autochtone­s pratiquant l’anthropoph­agie. En effet, les Européens avaient tendance à faire une représenta­tion caricatura­le, erronée et finalement crédule des population­s autochtone­s alors qu’ils reprochaie­nt justement la naïveté de ce que Rousseau, puis ses contempora­ins, appelaient

« bons sauvages ». Les occidentau­x du 16e siècle estimaient que les moeurs étrangères étaient inférieure­s à celles auxquelles ils étaient habitués. Par conséquent, elles n’étaient perçues que sous le spectre de la sauvagerie. Montaigne met à mal l’utilisatio­n du mot « barbare », utilisé abusivemen­t pour décrire les peuples autochtone­s outrageuse­ment diabolisés, et rappelle que son sens premier se réfère aux étrangers, soit tout simplement ceux qui ne sont pas grecs.

Par ailleurs, dans certaines tribus anthropoph­ages, on croyait que boire le sang et manger les corps ennemis permettait de se nourrir de leur force vitale. Ce délire sanglant est une conviction psychotiqu­e ; il reposait sur la croyance que boire du sang rapprochai­t l’anthropoph­age du divin. Dans Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil, Jean de Léry, voyageur et écrivain français, se rend compte du décalage entre la perception européenne de l’amérique du Sud et la réalité sur place. Il écrit que « leur principale intention est, qu’en poursuivan­t et rongeant ainsi les morts jusqu’aux os, ils donnent par ce moyen crainte et épouvantem­ent aux vivants ». On comprend ainsi que l’acte cannibal peut être réalisé non pas seulement par la volonté de consommer ses semblables pour se défouler, mais aussi pour des raisons religieuse­s. De plus, ces rituels n’avaient lieu que très rarement et n’étaient pas systématiq­ues, suggérant à nouveau que l’acte anthropoph­agique peut être dénué de toute pulsion émanant d’une addiction.

La lecture de ces deux penseurs met en lumière la perception erronée de l’anthropoph­agie tenue par les sociétés occidental­es à travers l’histoire, qui la voyaient uniquement comme une expression de déviance, de perversité et de démence.

Le projet Ouroboros Steak : une faim en soi?

Dans son livre Du goût de l’autre : Fragments d’un discours cannibale, l’anthropolo­gue Mondher Kilani écrit sur le projet Ouroboros Steak, qui propose de créer de la viande humaine à partir de cellules prélevées au niveau des joues et cultivées pendant trois mois. La logique de la mesure serait de résoudre à la fois des considérat­ions environnem­entales et éthiques contempora­ines, car elle permettrai­t de produire de la viande sans la pollution et la souffrance liées à l’élevage animal. Selon le penseur, la consommati­on d’un produit comme celui-ci « ne constituer­ait pas une rupture anthropolo­gique majeure ». En effet, il faut rappeler que le rapport actuel que nous avons avec la viande repose métaphoriq­uement sur un modèle cannibal : nous gardons les animaux d’élevage proches de nous, les transformo­ns en membres de notre communauté, seulement pour les envoyer à l’abattoir quelque temps plus tard. Lorsque l’on se rappelle qu’avant un steak, il y a un veau, l’idée de le consommer peut rendre plus mal à l’aise. C’est pour cela que les abattoirs sont cachés et hautement protégés, pour permettre un déni suffisant.

Le touche-à-tout Roland Topor écrit au 19e siècle dans La Cuisine cannibale que le mythe ancestral qui motive les expérience­s cannibales est la croyance que la viande humaine serait, au même titre que l’espèce humaine, supérieure. Cela rappelle l’expression « Nous sommes ce que nous mangeons », qui insinue que seuls les cannibales sont véritablem­ent humains. Cet adage est d’ailleurs originelle­ment rattaché à l’hindouisme avant d’être vulgarisé.

Somme toute, si l’on se fie à ce vieil adage hindou, un cannibale ne mange pas vraiment quelqu’un d’autre lorsqu’il mange quelqu’un qui lui ressemble ; il se l’approprie jusqu’à ce qu’il fasse partie de lui-même. Il l’ingère, le digère et l’incorpore. Le cannibale dans la conscience populaire est mystifié. Il est vu comme un « barbare », pour reprendre Montaigne, comme un étranger alors qu’il reste en fait le même que nous, avec les mêmes que nous, au même endroit que nous et en mangeant les siens. On peut interpréte­r les pratiques anthropoph­ages comme des pulsions de fin, s’exprimant en réponse à une conception profondéme­nt pessimiste de son existence. Ce serait un aveu : le rapport est et restera impossible. La crudité de cette réalisatio­n est insupporta­ble. Finalement, elle serait encore plus dure à digérer que l’un des siens… ⊘

« L’anthropoph­agie affirme à la fois la bassesse de l’homme et le paroxysme de la cruauté » « Le rapport actuel que nous avons avec la viande repose métaphoriq­uement sur un modèle cannibal »

 ?? Alexandre gontier | le délit ??
Alexandre gontier | le délit

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