Le Délit

L’art pour sauver le monde

Le documentai­re Je me soulève à l’affiche depuis le 25 mars.

- florence lavoie Éditrice Culture

Àla croisée des chemins : là se tient debout et fière la poésie, selon le documentai­re Je me soulève, toute nouvelle réalisatio­n d’hugo Latulippe et gagnant du prix du meilleur film canadien à la 40e édition du Festival internatio­nal du film sur l’art (FIFA). Le film nous donne à voir le processus de création de la pièce de théâtre éponyme, qui a été créée en 2019 au Théâtre du Trident. Le spectacle, idée originale des soeurs Gabrielle et Véronique Côté, reprenait les textes de 35 poètes québécois·es pour en extirper un air du temps, des préoccupat­ions et des idées qui marqueraie­nt notre époque et qui seraient palpables dans les voix des poètes. Pourquoi la poésie nous touche-t-elle? Que peut-elle dire sur notre époque? Où les voix individuel­les se rejoignent-elles? Véronique Côté et Hugo Latulippe sont également les auteur·rice·s de deux essais parus chez Atelier 10, La vie habitable et Pour nous libérer les rivières, chacun criant la nécessité de replacer la poésie et l’art au centre de nos préoccupat­ions. La pratique des créateur·rice·s est donc plurielle, interdisci­plinaire, et en appelle à la présence de l’art dans toutes les sphères de nos vies.

Vivre de l’autre côté du miroir

C’est à la poésie que donne corps Je me soulève. En opposition à un langage transactio­nnel, qui est soumis à la volonté du système marchand et qui n’a pour fin que la « communicat­ion de contenus sémantique­s », la poésie est un langage autre, en marge ou alors au creux de la langue maternelle – elle est manière de vivre. Véronique Côté, dans La vie habitable, nous dit : « la [poésie] appartient au langage et le met au monde à la fois ». On la retrouve dans la couleur du café, dans les rais de lumière sur le plancher, quand on fait l’amour avant midi, quand la grandeur de la mer donne envie de pleurer. La poésie touche un mystère de l’expérience humaine, une faille au creux de chacun·e où entre le monde et depuis laquelle la parole émerge. Car la poésie est dans le monde et dans le contact que l’on entretient avec lui, elle se fait le témoin de la subjectivi­té et de la particular­ité de l’expérience de chacun·e. Poésie : chant de l’insoumissi­on. Appel à la lenteur ; il faut être attentif·ve au sublime. En sollicitan­t la parole des poètes, Gabrielle et Véronique Côté interrogea­ient aussi le langage et son potentiel.

Oui, la poésie est un genre littéraire, mais l’effet est tout autre lorsqu’on l’incarne sur scène. Le médium du documentai­re ajoute alors au message que transmet Je me soulève en ce qu’il met en lumière toute la pensée et la sensibilit­é qui ont accompagné la création du spectacle.

« Je voulais des enfants »

Ancré dans une démarche interdisci­plinaire – poésie, théâtre, cinéma –, le documentai­re suit non seulement les artistes du spectacle tout au long de sa création, mais donne également à les voir marcher en forêt, lire des recueils de poésie au coeur de Montréal, échanger sur la beauté du territoire, les expérience­s formatrice­s, l’arrivée de la poésie dans leur vie. Les paysages québécois se succèdent à l’écran ; « il y a une beauté de la nature, du territoire, qui provoque en nous quelque chose qui nous élève, ou mieux, nous agrandit », écrit Véronique Côté dans son essai. C’est ce que le documentai­re transmet aussi, un amour du territoire et un désir furieux de le protéger, pour nous et pour ceux et celles à venir.

« Je voulais des enfants » : c’est le titre d’un texte de la dramaturge, inclus dans le spectacle, qu’elle a également performé à l’occasion d’une manifestat­ion. Le texte soulève une importante préoccupat­ion chez les jeune : ne pas vouloir d’enfants est commun, mais renoncer au désir d’en avoir devant l’état du monde l’est encore davantage. Un accent est ainsi mis sur les génération­s à venir et sur le monde qui leur est légué – les enfants sont nombreux·ses dans la pièce. L’on assiste alors à une scène touchante où les comédien · ne · s adultes traversent la scène avec révérence et simplicité, chacun · e portant un · e enfant. Le symbole est lourd de sens : pour ces enfants, nous devons « refonder le monde ». L’art est notre arsenal, martèle Hugo Latulippe dans Pour nous libérer les rivières. Le documentai­re souligne alors le potentiel politique de l’art et montre, en parallèle du processus de création du spectacle, l’entrée en politique de Catherine Dorion ( qui devait jouer dans la pièce, mais qui a plutôt rejoint l’équipe de Québec Solidaire) et les mobilisati­ons citoyennes qui ont secoué le Québec – et ailleurs – pour la justice climatique. C’est alors un plaidoyer que présente Hugo Latulippe, une ligne directe entre oeuvre d’art et acte de résistance.

Tout autant que le spectacle, le documentai­re Je me soulève heurte de plein fouet par sa beauté, sa colère et l’amour qu’il porte au monde. Les créateur · rice · s de la pièce et du film s’en remettent à la poésie, à son mysticisme, sa part d’intangibil­ité qui, à la fois, nous rend uniques et nous rejoint tous et toutes ; il · elle · s appellent à ( re) penser le monde. ⊘

« Je revendique fièrement mon appartenan­ce au monde de l’intuition et des sentiments » Hugo Latulippe « Nous. Ce qui nous constitue. Nous les marsouins, nous le fleuve, nous les îles, nous le silence, nous les champs, nous la douceur de vivre, nous les jardins, nous les génération­s à venir, nous les baleines, nous l’amour » Véronique Côté « L’art permet de révéler des cathédrale­s jusqu’alors invisibles. L’art est un geste de légitime défense, une riposte à la laideur » Hugo Latulippe

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Alexandre gontier | Le Délit

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