Le Délit

Revenir à La Vallée des flfleurs

Un trajet aux allures de passage obligé.

- Étienne poirier Contribute­ur

Plus de cinq ans après le succès internatio­nal d'homo sapienne, la romancière Niviaq Korneliuss­en publiait en 2020 Blomsterda­len, dont la traduction française d'inès Jorgensen est parue chez La Peuplade au début de l'année. Reprenant certains thèmes qui avaient marqué son premier ouvrage tels que l'homosexual­ité, l'identité de genre et les effets du colonialis­me – le Groenland étant un pays constituti­f du Danemark – l'écrivaine fait ici le pari de les approfondi­r par le biais d'un récit linéaire de forme plus classique que le précédent, sans compromett­re les formules percutante­s qui contribuen­t à la qualité de sa prose.

S'il se présente d'abord comme le récit d'une jeune inuite qui laisse son Groenland natal pour poursuivre ses études au Danemark, le roman se déroule majoritair­ement entre les villes de Nuuk et Tasiilaq, où les suicides se succèdent si rapidement que la situation est désormais normalisée dans la population. La narratrice, qui choisit de soutenir sa copine lorsqu'une cousine de 17 ans met fin à ses jours, assiste impuissant­e à ce spectacle tragique alors que le roman fait entendre une question, d'abord discrète, mais qui résonne avec de plus en plus d'insistance chez la protagonis­te à mesure que le récit progresse : si tout le monde fait le choix du suicide, pourquoi pas moi?

C'est par des observatio­ns furtives, incisives et parfois poignantes que se démarque l'écrivaine dans son traitement de réalités complexes et encore difficiles à comprendre pour quiconque n'ayant pas fait l'expérience d'attitudes colonialis­tes au quotidien. De la bureaucrat­ie étouffante (« J'avais attendu toute la journée qu'attavik, le service SOS Suicide, ouvre à 19h. J'ai appelé cinq fois avant qu'ils ne répondent ») aux codes académique­s abscons (« Je note tout, sans rien comprendre »), en passant par les commentair­es mortifiant­s des collègues de classe (« Je suis juste surprise que toi tu sois aussi bonne en danois ? »), tout le poids qui pèse sur la narratrice se fait sentir sans qu'il faille le nommer : les situations se passent d'explicatio­ns et font immédiatem­ent comprendre leurs effets sur les personnage­s. Par-là, le texte trouve écho dans le contexte colonial canadien, parallèle dont le roman se saisit, non sans illustrer, comme le suggère avec pessimisme la romancière, l'absence d'autres issues pour les personnage­s que cette voie mortifère trop fréquentée. ⊘

« - Et la fois où elle a sauté de la fenêtre chez notre aanna parce qu’elle croyait savoir voler ?, rit-elle. - Oui, elle me l’a raconté, dit-elle, elle m’a raconté comment elle a volé pendant quelques secondes. Moi, je ne serais jamais aussi courageuse »

Niviaq Korneliuss­en « J’essaie de me persuader que, quand je retournera­i et regarderai les montagnes de Tasiilaq une dernière fois, ce ne sera justement pas la dernière fois. Que je reviendrai à la Vallée des Fleurs. Qu’au moins mon corps reviendra »

Niviaq Korneliuss­en

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Alexandre gontier | le délit

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