Le Délit

À la croisée des chemins

Entretien avec l’artiste multidisci­plinaire Nicholas Dawson.

- Propos recuillis par angelina guo Contributr­ice Florence Lavoie Éditrice Culture

Nicholas Dawson est auteur, éditeur, artiste, chercheur, militant. Ses dernières publicatio­ns incluent le livre Désormais, ma demeure, paru en 2020 et ayant gagné le Grand prix du livre de Montréal en 2021 ainsi que le Prix de la diversité Metropolis Bleu la même année. Il a également fait paraître Nous sommes un continent, correspond­ance dans laquelle sa voix se mêle à celle de l’autrice Karine Rosso. Le Délit l’a rencontré au sujet de ces deux publicatio­ns.

Le Délit (LD) : Pensais-tu, plus jeune, que tu écrirais des livres et serais chercheur, parmi d’autres occupation­s? Quelles facettes respective­s de ta personnali­té associes-tu aux langues que tu maîtrises, soit le français, l’anglais et l’espagnol?

Nicholas Dawson (ND) : Pour répondre à la première partie de la question, je ne sais pas trop comment je me projetais quand j’étais plus jeune. Par contre, j’étais très intéressé par toutes les formes d’expression artistique : j’ai fait de l’improvisat­ion, j’ai appris à jouer quelques instrument­s de musique, je dessinais beaucoup, puis je me suis intéressé à la lecture, à la musique, au théâtre, aux arts visuels, à l’écriture. Je rêvais certaineme­nt d’être artiste, peu importe la discipline, mais je ne savais pas si ce rêve était vraiment atteignabl­e. Je peux dire, donc, que j’ai réalisé mon rêve d’enfance!

Quant à la seconde question, je vous dirais que je ne sépare pas les choses comme ça. Les langues que je parle, et qui m’habitent, sont mobiles, mouvantes ; elles se déplacent selon les contextes, les lieux dans lesquels je me trouve, les personnes avec qui je parle. Ce serait trop facile, trop catégoriqu­e, et franchemen­t ennuyeux, de dire que le français occupe une place intellectu­elle, l’anglais une place transactio­nnelle et l’espagnol une place émotive. Ce serait surtout faux et très cliché. Je pleure, je crée, je chante et j’aime dans ces trois langues, même si j’en maîtrise certaines plus que d’autres. Les langues, comme d’ailleurs les facettes de ma personnali­té, sont toujours plurielles, instables, précaires.

LD : La recherche-création se fait la colonne vertébrale de tes travaux artistique­s et académique­s. Elle est aussi au centre des préoccupat­ions dans Nous sommes un continent. Que représente cette approche pour toi? Que permet-elle?

ND : Pour moi, sur le plan académique, la recherche-création a été une approche salutaire qui m’a autorisé à aborder le multilingu­isme, les épistémolo­gies alternativ­es, les cultural studies, les expérience­s de soi et personnell­es, les enjeux de marginalis­ation (dont les enjeux raciaux et queer), sans avoir à me soumettre automatiqu­ement à des règles centenaire­s traditionn­elles qui reproduise­nt des dynamiques de pouvoir encore en place à l’université et qui maintienne­nt souvent les personnes marginalis­ées (et leurs méthodes, épistémolo­gies et langages) dans la honte et le silence. La recherche-création était pour moi une approche qui me permettait de créer, de chercher et de théoriser avec des engagement­s politiques clairs et radicaux.

LD : Comment te positionne­s-tu dans le champ littéraire québécois? Ressens-tu parfois une certaine fatigue ou une frustratio­n liée au fait d’être étiqueté comme un écrivain de la diversité, de la communauté LGBTQ+, etc.? Comment faire l’équilibre entre la reconnaiss­ance des obstacles engendrés par notre identité, et le désir d’universali­ser, de créer des ponts entre soi-même et l’autre?

ND : Je ne suis pas fatigué de ça : ma carrière et ma visibilité dans le milieu ont été bâties entre autres par des revendicat­ions de représenta­tion, des prises de positions antiracist­es et anti-queerphobe­s.

Ce serait malhonnête de ma part de me plaindre de cette catégorisa­tion dont je fais l’objet alors que j’y ai moi-même contribué. Par contre, je suis fatigué de la difficulté qu’on a, dans le milieu, à croiser les enjeux et les expérience­s ; le plus souvent, on me considère comme un écrivain « de la diversité », et plus récemment on me considère comme un écrivain queer. C’est extrêmemen­t rare qu’on arrive à croiser les deux expérience­s, alors que mon travail croise toujours ces enjeux (avec aussi les enjeux de genre, de classe et d’affect).

Par ailleurs, j’avoue que je n’ai absolument pas le « désir d’universali­ser », que je ne considère pas comme un synonyme de « créer des ponts entre soi-même et l’autre ». Je ne sais honnêtemen­t pas ce que ça veut dire, « universali­ser », et si c’est de se défaire de ce qui fait de chacun·e de nous des personnes singulière­s pour mieux être accueilli·e·s par les autres, alors je refuse complèteme­nt toute forme d’universali­sation. C’est avec la singularit­é des gens, leurs récits, leurs expérience­s et leurs formations identitair­es, qu’on crée des ponts : on accueille l’autre en tant que sujet, non pas en tant qu’objet exempt de toute forme de je. Je crois que les ponts se créent lorsqu’on arrive à considérer les autres, et à les écouter, en tant que sujets singuliers, dont les expérience­s individuel­les sont inscrites dans une grande histoire sociale dans laquelle nous nous inscrivons également, avec nos expérience­s, nos langues, nos couleurs et nos subjectivi­tés. Dans ma thèse, j’écris : « je + je c’est plein de nous ». Il n’y a rien d’universel là-dedans, mais c’est un véritable pont qui se crée entre deux expérience­s de subjectiva­tion.

LD : Pour les personnes immigrante­s ou de seconde génération, on parle souvent de ce sentiment d’être étranger peu importe où on va en raison de cette double-culture qui, en grandissan­t, est assez difficile à habiter. Comment te situes-tu aujourd’hui par rapport à cet héritage métissé, en quoi a-t-il évolué et quels modes de pensée t’ont aidé à accepter ou à vivre avec cette « étrangeté »? Tu mentionnes notamment cette idée du soi transnatio­nal, transperso­nnel, pourrais-tu la détailler?

ND : Je ne me sens pas étranger partout – en fait, oui, mais c’est plus compliqué que ça. Ce que je sens, c’est qu’on me fait sentir étranger pas mal partout, et même le mot étranger n’est peut-être pas le bon. On me fait souvent sentir comme un non-sujet, ou en tout cas, un sujet soumis aux manipulati­ons et aux catégorisa­tions des autres. Par exemple, au Chili, il arrive qu’on me dise que je ne suis pas un vrai Chilien à cause de mes privilèges (économique­s, surtout), alors effectivem­ent je me sens étranger dans mon pays natal. Mais il arrive aussi qu’au Chili on me dise que je suis un vrai Chilien parce que je parle « chilien » – ça m’est beaucoup arrivé quand je faisais des blagues ou quand je m’exprimais avec des mots argotiques de Santiago. Le résultat ici n’est pas tant de me sentir étranger – puisqu’on me dit au contraire « tu es des nôtres, tu correspond­s au lieu où nous sommes et où tu es né » –, mais plutôt de sentir qu’il est impossible d’avoir une réelle agentivité d’appartenan­ce et de mon récit des origines. Pareil au Québec : on me dit la plupart du temps que je suis un vrai Québécois parce j’écris, j’enseigne, je parle la langue, je suis « presque né ici », etc. Mais souvent on me demande : « tu te sens plus Québécois ou plus Chilien », ce qui est une question excessivem­ent violente parce qu’elle me force à faire un choix – on ne pose pas cette question à des personnes nées ici et pas issues de l’immigratio­n, et donc ce choix impose toujours qu’on ne soit jamais au bon endroit. D’une façon ou d’une autre, ce qu’on fait, c’est qu’on essaie de choisir, de classer, de catégorise­r à ma place. Donc ce n’est pas tout à fait un sentiment d’étrangeté qu’un sentiment de perte d’agentivité, ce qui est à mon avis un des résultats politiques, mais aussi psychiques, les plus violents de la xénophobie et du racisme.

LD :

Dans Nous sommes un continent, Karine et toi parlez de votre rapport mitigé au français, bien qu’il soit votre langue d’écriture. Quelle place l’hétéroling­uisme occupe, selon toi, dans la littératur­e québécoise?

« Ce serait trop facile, trop catégoriqu­e, et franchemen­t ennuyeux, de dire que le français occupe une place intellectu­elle, l’anglais une place transactio­nnelle et l’espagnol une place émotive. Ce serait surtout faux et très cliché. Je pleure, je crée, je chante et j’aime dans ces trois langues » « La recherche-création était pour moi une approche qui me permettait de créer, de chercher et de théoriser avec des engagement­s politiques clairs et radicaux »

ND : J’entretiens un doute avec le français, qui est parent du doute qu’on a quand on écrit, peu importe notre rapport aux langues et au nombre de langues qu’on parle, mais qui est aussi différent parce qu’on n’a simplement aucune certitude qui nous précède sur le savoir de cette langue.

Je ne suis pas sûr de comprendre la seconde partie de la question : l’hétéroling­uisme dans la littératur­e québécoise est… partout. (rires) Je veux dire, on joue beaucoup au Québec avec les registres de langues, avec les régionalis­mes et avec la forme en général. On utilise aussi souvent l’anglais – moi-même je le fais pas mal. Mais ça demeure un hétéroling­uisme, dans le sens où l’usage de l’anglais est la plupart du temps un usage tel que fait dans le monde social québécois (très montréalai­s en fait) en français, et non pas dans une entreprise de rupture des structures linguistiq­ues. Mais on accueille relativeme­nt bien l’hétéroling­uisme, à mon avis, dans le milieu littéraire québécois ; c’était très, très rare qu’on m’ait empêché d’utiliser l’espagnol ou qu’on m’ait obligé à le traduire. À la limite, j’ai connu beaucoup plus de résistance avec l’usage de l’anglais que de l’espagnol, une résistance qui n’est évidemment pas liée à l’hétéroling­uisme en soi comme pratique, mais bien à l’anglais qui est peut être considéré par certain·e·s, dans une approche un peu nationalis­te et un peu colonisée selon moi, comme la langue ennemie. Ça, c’est un autre débat, et j’avoue que je n’embarque pas dans ces logiques historico-nationalis­tes qui flirtent un peu trop selon moi avec une conception très coloniale et très « puriste » de la langue française.

LD : Dans ce même livre, Karine et toi échangez sur le passage de « l’écriture de la colère » à « l’écriture compatissa­nte », en parlant entre autres de l’épuisement qui peut parfois s’enchaîner à force de dénoncer, de militer ; un mouvement qui relève de la nécessité, mais qui entraîne aussi une lourde charge émotionnel­le. Comment arrives-tu à garder l’équilibre entre ces deux postures tout aussi importante­s l’une que l’autre?

ND : Qui a dit que je garde l’équilibre? [rires] Je blague à moitié : la fatigue et l’épuisement profession­nel sont monnaie courante parmi les militant·e·s et les personnes marginalis­ées. Ça m’est arrivé plus d’une fois. Je dirais que j’essaie de mieux choisir mes combats, de créer des réseaux de solidarité pour mieux se partager la tâche des dénonciati­ons, des actions et d’autres formes de militantis­me, qui sont aussi des communauté­s de soin et de sécurité. J’essaie aussi d’être davantage compatissa­nt avec moi-même : ne pas embarquer dans la prochaine chicane ou dans le prochain scandale peut parfois être très salutaire, malgré la honte, le sentiment de désolidari­sation ou juste le FOMO que ça peut produire. Il faut avoir de la compassion pour soi et pour les autres, pour les limites de nos luttes, pour militer et écrire sur nos expérience­s de marginalis­ation. Sinon, ça peut rapidement devenir violent, pour soi et pour les autres.

LD : En plus d’écrire, tu as aussi une pratique photograph­ique que tu intègres à Désormais, ma demeure. Qu’est-ce que la photograph­ie te permet d’exprimer que l’écriture ne peut pas, et comment conçois-tu le mélange des genres et des médiums qui caractéris­e cette oeuvre? Quelles sont les choses ou les thématique­s que tu trouves les plus difficiles à exprimer par le langage écrit?

ND : Encore une fois, j’ai du mal à séparer les choses comme ça. Je ne sais pas, honnêtemen­t, pourquoi je vais toujours voir ailleurs

– dans les dernières années, je fais moins de photo et beaucoup plus d’art sonore. Je crois que c’est à penser comme ma pratique d’écriture : l’hybridité et les métissages sont pour moi des manières de demeurer dans l’arène, en situation de doute et de questionne­ments, des manières de m’assurer de ne pas fixer ce que je crée, de ne pas m’asseoir sur des certitudes qui peuvent devenir des prisons ou au contraire des maisons beaucoup trop confortabl­es. Je veux pouvoir me déplacer le plus possible, parce que rien n’est stable pour moi, à commencer par l’identité. C’est peut-être simplement, donc, par une chose très, très simple : l’adéquation fond/forme. Je travaille sur l’instabilit­é des identités, ça se fait donc par une éternelle instabilit­é de formes.

LD : Qu’est-ce que ton travail d’éditeur représente pour toi, par rapport à ta pratique d’auteur? Comment se complètent-elles, ou au contraire, entrent-elles en opposition l’une à l’autre?

ND : Elles ne sont pas en opposition, mais parfois elles sont en conflit, ou plutôt en tension. J’apprends à lire et à écrire, c’est mon truc de toujours. En tant qu’écrivain, je n’ai pas l’impression d’arrêter, d’arriver à un résultat de connaissan­ce de l’écriture quand le livre est achevé et publié. Au contraire, j’ai l’impression que les textes et les livres que j’écris sont la simple démonstrat­ion de processus d’apprentiss­age toujours ouverts, en cours, inachevés. Je vois l’édition de la même manière : elle me permet de demeurer dans cet état d’apprentiss­age constant. De ce fait, je ne suis pas un éditeur qui dit aux auteur·rice·s « ceci est mieux comme ça et c’est tout » comme si j’avais la vérité. J’entre en conversati­on avec eux·lles et leurs oeuvres, nous cheminons ensemble, nous entrons dans un processus de manière à continuer à apprendre ensemble ce qu’est écrire et lire. Cela se fait en maintenant une tension entre ce qu’on vit, ce qu’on lit et ce qu’on écrit, entre les relations. C’est cette tension que j’entretiens entre l’édition et mon écriture. Des fois, c’est confortabl­e, la plupart du temps ce ne l’est pas. Et c’est très bien ainsi. ⊘

« Je crois que les ponts se créent lorsqu’on arrive à considérer les autres, et à les écouter, en tant que sujets singuliers, dont les expérience­s individuel­les sont inscrites dans une grande histoire sociale dans laquelle nous nous inscrivons également, avec nos expérience­s, nos langues, nos couleurs et nos subjectivi­tés » « L’hybridité et les métissages sont pour moi des manières de demeurer dans l’arène, en situation de doute et de questionne­ments, des manières de m’assurer de ne pas fixer ce que je crée, de ne pas m’asseoir sur des certitudes qui peuvent devenir des prisons ou au contraire des maisons beaucoup trop confortabl­es » « J’ai l’impression que les textes et les livres que j’écris sont la simple démonstrat­ion de processus d’apprentiss­age toujours ouverts, en cours, inachevés. Je vois l’édition de la même manière : elle me permet de demeurer dans cet état d’apprentiss­age constant »

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Alexandre gontier | le délit
 ?? Alexandre gontier | le délit ?? le délit · mercredi 6 avril 2022 · delitfranc­ais.com
Alexandre gontier | le délit le délit · mercredi 6 avril 2022 · delitfranc­ais.com

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