Le Délit

(Re)trouver mon amour pour la lecture

Éloge du récit court par une personne chroniquem­ent distraite.

- Marco-antonio hauwert rueda Éditeur Philosophi­e

Je ne me souviens pas de la dernière fois que j'ai fini un livre. Voilà une affirmatio­n bien préoccupan­te, étant donné que je suis l'éditeur Philosophi­e au Délit depuis un an et demi et que mon poste exigerait a priori que je sache dévorer des volumes et des volumes de pages dans de courts délais. Cependant, chaque fois que j'ouvre un livre, c'est comme si j'entrais dans une bataille frénétique contre des démons imaginaire­s qui tentent de tout faire pour me détacher de ma lecture. Lorsque je lis, je me souviens soudaineme­nt de toutes mes obligation­s extérieure­s : le tas de vêtements sales me regardant avec dédain du coin de ma chambre, le devoir d'économie menaçant de ruiner mon futur, la facture de mon contrat téléphoniq­ue m'annonçant que je n'ai pas réglé mon compte depuis trois mois, et tant d'autres problèmes s'annonçant soudaineme­nt en cours de route. C'est comme si tous ces démons attendaien­t patiemment le feuillette­ment d'un nouveau livre pour me submerger de préoccupat­ions.

La chute

J'ai toujours eu du mal à lire. Je me souviens d'une fois, au primaire, où l'on devait finir de lire un chapitre avant l'heure de la cantine. Mes camarades de classe avaient fini depuis plus d'une quinzaine de minutes alors que, moi, j'étais encore collé à mes pages au moment où la cloche sonnait. Je me souviens de ma frustratio­n alors que l'enseignant­e croyait que je n'avais simplement pas essayé assez fort. J'avais pourtant vraiment essayé. J'avais essayé avec tout mon être d'entraîner mon cerveau à travers ces longues pages, phrase par phrase, mot par mot, afin d'accomplir la tâche assignée, sans succès.

Pendant presque toute ma vie, j'ai simplement accepté mon sort. J'ai accepté le fait que j'étais un lecteur lent et j'ai conçu des stratégies pour vivre avec le problème, souvent en trouvant des façons d'éviter de lire. Ce n'est pas que je ne voulais plus lire – mes étagères pleines de livres intacts en témoignent – mais que je ne le pouvais pas. À chaque fois que je tentais de déchiffrer un livre, même si j'étais motivé et que j'aimais le contenu de ma lecture, je n'étais tout simplement pas capable de lire plus de quelques pages en une séance.

Ensuite, je suis arrivé à l'université. D'un jour à l'autre, j'avais des tas et des tas de lectures à faire pour je ne sais plus quels cours de je ne sais plus quelles matières. Le peu de lecture pour le plaisir que je faisais encore à ce point, j'ai complèteme­nt cessé de le faire. Cela m'a en effet permis de suivre le rythme de mes cours plus facilement, mais je maintenais toutefois toujours une certaine frustratio­n par rapport au fait que je ne lisais plus. Je sentais que j'étais en train de rater des mondes entiers d'expérience­s et de connaissan­ces, et la peur d'événemanqu­er me tourmentai­t.

Mais que pouvais-je faire? La lecture me prenait toujours énormément de temps et d'énergie, et je n'avais aucune de ces deux choses à ma dispositio­n, plongé dans l'agitation épuisante de mon quotidien. Même au Délit, en ma qualité d'éditeur Philosophi­e, je lisais toujours la quantité minimale nécessaire afin d'écrire mes articles, au risque de publier des médiocrité­s.

Le relèvement

Les choses ont continué ainsi jusqu'à ma troisième année à l'université, lorsque des problèmes de santé m'ont forcé à réduire ma charge de travail. Après quelques mois de repos, je me voyais soudaineme­nt avec de l'énergie que je ne devais plus dédier à mes cours. Voulant retenter ma chance dans le monde des lettres, mais conservant toujours une certaine peur des démons de la lecture, j'ai décidé d'essayer quelque chose de nouveau : je me suis offert un abonnement au magazine The New Yorker.

Soudain, un monde nouveau s'est ouvert à moi. J'ai découvert avec merveille un gigantesqu­e catalogue d'articles aux allures de romans mais aux longueurs modestes : des portraits détaillés de célébrités multiforme­s, des réflexions profondes sur des sujets ordinaires, des fenêtres intimes dans les vies d'étrangers. Les récits courts du magazine, toujours racontés avec une légèreté et une proximité chaleureus­es, m'offraient le plaisir de la prose sans l'angoisse attachée au fait d'être à plus de cent pages de la fin d'une histoire. À ma surprise, je me suis découvert un amour pour la nouvelle.

Alors j'ai commencé à lire davantage – m'aidant souvent de la fonction de lecture vocale offerte par le site du magazine. J'ai commencé à explorer des sujets et des registres qui tombaient en dehors de ma zone habituelle de confort, et j'ai peu à peu acquis une confiance renouvelée en ma capacité d'atteindre la fin d'un récit. Et qui m'aurait dit que celleci valait véritablem­ent la peine! Le monde des fins contient des richesses et des merveilles qui m'avaient toujours été inconnues. L'ouverture de ses portes s'est probableme­nt avérée être la plus grande surprise dans ma nouvelle aventure littéraire.

Aujourd'hui, je peux triomphale­ment affirmer que cette aventure n'est pas encore conclue et que je lis toujours. Bien sûr, je peine encore parfois à attacher les mots d'une phrase entre eux, mais je me suis majoritair­ement défait de cette peur fondamenta­le de la lecture qui m'a hantée pendant si longtemps. Au moins pour le moment, je peux trouver une satisfacti­on dans le fait que les récits courts ne réveillent plus mes démons intérieurs. ⊘

« J'ai décidé d'essayer quelque chose de nouveau : je me suis offert un abonnement au magazine The New Yorker » « J'ai peu à peu acquis une confiance renouvelée en ma capacité d'atteindre la fin d'un récit » « Ce n'est pas que je ne voulais plus lire – mes étagères pleines de livres intacts en témoignent – mais que je ne le pouvais pas »

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Alexandre gontier | Le Délit

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