Le Délit

Responsabi­lité fiscale : une idée socialiste?

Ce n’est pas juste aux conservate­ur·rice·s de surveiller leur portefeuil­le.

- ALEX DE PANI Contribute­ur

Un vendredi soir de fin de session, lors d’un « chilling » chez une amie d’une amie dans le quartier du Plateau Mont-royal, on pourrait dire que l’atmosphère était adéquate pour qu’un regroupeme­nt d’étudiant·e·s en sciences sociales puissent entamer des conversati­ons sur la gestion de notre société. Assis sur un tabouret, bière Sapporo à la main, j’écoutais une jeune femme exprimer sa frustratio­n envers la « droite », ainsi que leur manque de volonté à fournir des services sociaux et de l’aide adéquate à ceux qui en ont potentiell­ement besoin. En le temps d’une chanson (Bad Habits , de Ed Sheeran), elle arriva à la conclusion noire et blanche qu’il est impossible d’être « socialemen­t progressif » tout en étant « fiscalemen­t conservate­ur·rice».

Malgré ma grande indifféren­ce envers la gauche ou la droite, à moins qu’il soit question d’indication­s routières de mon·ma copilote lors d’une balade en voiture, je ne pouvais m’empêcher de mettre en question cette logique. La responsabi­lité fiscale ne devrait-elle pas avoir une place plus importante, tant à la Chambre des communes qu’à un party d’universita­ires ambitieux·ses, lorsqu’on cherche des pistes vers un bien-être collectif équitable?

Interventi­on gouverneme­ntale et inflation

Avant de se lancer dans notre réflexion, définisson­s tout d’abord les termes « socialemen­t progressif ·ve» ainsi que « fiscalemen­t conservate­ur ·rice». Être socialemen­t progressis­te ne veut pas dire voter pour Québec Solidaire et suivre Manon Massé sur Instagram. À mes yeux, le progressis­me social signifie briser les chaînes du passé, en ayant une vision ouverte aux nouvelles idées ainsi qu’à de nouvelles réformes politiques afin d’atteindre un bien-être collectif optimal. Le conservati­sme fiscal consiste tout simplement à porter une grande attention à nos dépenses afin de maintenir un budget équilibré, si l’on se base sur la vision d’edmond Burke, homme politique et philosophe irlandais.

Cela étant dit, analysons maintenant le plus récent épisode où la « responsabi­lité fiscale » a été fortement politisée. Les derniers mois furent difficiles financière­ment pour la famille québécoise moyenne, même si la COVID-19 semble passer d’une pandémie à une endémie. Et non, même s’il y a bien des raisons de ne pas aimer Vladimir Poutine en 2022, ce dernier n’est pas à blâmer pour nos malheurs actuels. Lors des deux dernières années, les dépenses faramineus­es de nos gouverneme­nts, à tous les paliers, ont eu comme effet secondaire indésirabl­e de contribuer à l’inflation, qui a atteint des niveaux jamais observés depuis le début des années 90. Pour financer ces déficits, les gouverneme­nts de nombreux pays ont augmenté la quantité d’argent mise en circulatio­n. En effet, le gouverneme­nt canadien a augmenté cette somme d’argent d’environ 30% depuis 2020 ; ce total grimpe à environ 50% lorsqu’on exclut toutes formes d’actifs, tels que l’argent sécurisé dans nos comptes d’épargne. Cela, combiné avec le fait que l’on s’attend à ce que le produit intérieur brut (mesurant la quantité de biens et services produits au Canada) soit approximat­ivement au même niveau que celui de 2019, peut expliquer en partie pourquoi on semble payer plus cher pour tout ces jours-ci. Bien qu’il est certaineme­nt vrai que plusieurs facteurs peuvent contribuer à l’inflation, on peut comprendre aisément comment cette interventi­on gouverneme­ntale a contribué à l’augmentati­on du coût de la vie actuel.

Imaginons que deux individus, nommons-les Béa et Benicio, soient les deux premiers humains envoyés pour habiter sur la planète Mars. Pour survivre, Béa, ancienne boulangère d’un charmant établissem­ent de la rue Stdenis, décide de produire du pain ; Benicio, ancien employé au clubbar Le Rouge, décide de mettre à bon usage ses talents de mixologue pour produire des cocktails sur la Planète Rouge. Les deux individus ont besoin des produits de l’un·e et de l’autre afin de garder leur bonne santé ainsi que leur bon moral ; ils s’entendent alors pour s’échanger les fruits de leurs efforts en usant de dollars canadiens. Béa ne peut cuisiner que 10 pains par jour, et Benicio ne peut concocter plus de 10 cocktails. On réalise que chacun ayant cent, deux cents, ou même trois cents dollars en poche importe peu : Béa ne pourra pas demander plus de mojitos à Benicio s’il n’est pas en mesure de lui en

« La responsabi­lité fiscale ne devrait-elle pas avoir une place plus importante, tant à la Chambre des communes qu’à un party d’universita­ires ambitieux, lorsqu’on cherche des pistes vers un bien-être collectif équitable? »

« Être socialemen­t progressis­te ne veut pas dire voter pour Québec Solidaire et suivre Manon Massé sur Instagram »

offrir plus, et Benicio ne pourra pas savourer plus de petites miches que Béa ne peut cuisiner. Donc, si le gouverneme­nt canadien décidait d’envoyer demain matin par fusée supersoniq­ue cent dollars de plus aux deux nouveaux martien·ne·s, nous ne verrions pas

« Contrairem­ent au monde de Benicio et Béa, notre économie est extrêmemen­t complexe et semble mener à beaucoup d’inefficaci­té et d’argent perdu lorsque le gouverneme­nt dépense sans imputabili­té »

deux citoyen·ne·s avec un plus grand pouvoir d’achat, mais plutôt des cocktails et des pains plus dispendieu­x. En effet, si l’autre à plus d’argent dans sa poche, il sera en mesure de payer plus cher! Nos deux martiens doivent donc payer plus de billets verts pour avoir un pain ou bien un cocktail. En d’autres mots, pour une somme fixe, un individu peut obtenir moins de biens et de services qu’auparavant.

Le problème – au Québec, au Canada, ainsi que dans bien d’autres endroits dans le monde depuis les deux dernières années –, c’est que face à cette augmentati­on d’argent mis en circulatio­n et cette production stagnante, le citoyen moyen ne semble pas avoir reçu son 30% d’argent de poche supplément­aire (ou 50%, selon la mesure utilisée). Contrairem­ent au monde de Benicio et Béa, notre économie est extrêmemen­t complexe et semble mener à beaucoup d’inefficaci­té et d’argent perdu lorsque le gouverneme­nt dépense sans imputabili­té. En effet, moins le gouverneme­nt est imputable, moins l’argent imprimé risque d’aboutir dans la poche du·de la consommate­ur·rice, que ce soit dû à de mauvais investisse­ments ou à des scandales de corruption.

Salaires qui ne suivent pas

En effet, lorsqu’on compare la distributi­on d’argent liquide « imprimé » en 2020 et l’argent supplément­aire qui finissait dans notre poche cette année-là, quelques chiffres semblent ressortir. Malgré l’immense augmentati­on d’argent mis en circulatio­n, le revenu annuel du·de la Canadien·ne moyen·ne n’a augmenté que de 4,3% en 2020. Certes, il est compréhens­ible que le·la Canadien·ne moyen ressorte plus pauvre, en termes de revenus, après avoir passé à travers une crise sanitaire, mais cette disparité demeure très inquiétant­e. Cette augmentati­on d’argent mis en circulatio­n devrait avoir un effet temporaire sur l’inflation ; il est à espérer que cette période temporaire ne soit pas de trop longue durée.

Si l’on regarde ce que l’avenir nous réserve, d’autres inquiétude­s peuvent survenir. La hausse de l’inflation, notamment enclenchée par nos dépenses gouverneme­ntales, sera-t-elle suivie par une augmentati­on de nos salaires? En tenant compte d’une étude effectuée par la professeur­e en économie Jean Baldwin Grossman, il est raisonnabl­e de s’attendre à une augmentati­on parallèle du salaire de divers métiers et du salaire minimum dû au désir à court terme de tout·e profession­nel·le de maintenir un « avantage relatif » vis-à-vis de ceux·lles qui gagnent moins qu’eux·lles. Le salaire minimum québécois, ayant augmenté de manière significat­ive entre 2021 et 2022 (passant d’un taux horaire de 13,50$ à 14,25$, une augmentati­on de 5,6%) laisse toujours à désirer en ce qui concerne l’augmentati­on du coût de la vie du·de la Montréalai­s·e moyen·ne (7,3%) ainsi que du·de la Québécois·e moyen·ne (7,3%). Considéran­t que le·a Québécois·e moyen·ne obtient 95% de son revenu de son salaire d’employé, il y a raison de craindre pour son pouvoir d’achat dans les années à venir.

Taux d’intérêts à la hausse

Une dernière réflexion peut être entamée afin de pleinement comprendre l’effet pervers sur le citoyen moyen, et notamment sur les ménages à faible revenu, d’une augmentati­on des dépenses gouverneme­ntales nourrie par une augmentati­on de l’argent « imprimé » en circulatio­n. Ces derniers temps, on a souvent entendu aux nouvelles que la Banque Centrale du Canada a augmenté son « taux directeur » afin de contrer l’inflation. Mais quel est ce taux « directeur »?

Le taux directeur, déterminé par la Banque Centrale, va dicter le taux d’intérêt que chaque banque canadienne décide d’implanter, soit le montant d’argent qu’on doit « compenser » à la banque lorsqu’on rembourse un prêt, au-delà de la somme exacte empruntée. En d’autres mots, si Benicio, notre charismati­que martien, décide d’acheter trois miches de pain à Béa aujourd’hui et de la rembourser demain, il lui devra peut-être sept dollars, soit deux dollars par pain et un dollar en guise de compensati­on pour son paiement décalé. Si Béa augmente son taux d’intérêt, elle va peut-être exiger deux dollars de compensati­on au lieu d’un seul ; Benicio devra donc à Béa huit dollars au lieu de sept. Nous voyons donc qu’augmenter les taux d’intérêt décourage les emprunts! En nous découragea­nt d’emprunter, la Banque Centrale nous décourage de dépenser, ce qui ralentit nos achats et donc ralentit l’inflation. Cependant, cette politique monétaire est loin d’être idéale afin d’alléger les souffrance­s de la classe moyenne.

En effet, tous ceux·lles qui n’ont pas eu le choix de faire un emprunt à long terme, que ce soit pour payer une hypothèque ou des études universita­ires, se font prendre de court. Une jeune famille immigrante à faible revenu a beau faire attention à ses dépenses, elle n’a guère d’autre choix que d’emprunter de l’argent à la banque si elle veut s’acheter une modeste demeure dans l’arrondisse­ment Saintléona­rd. Les parents signent le contrat avec la banque, remboursan­t le prêt à celle-ci sur 30 ans avec un taux variable, lequel fluctue selon le taux d’intérêt en vigueur. Lorsque le taux d’intérêt grimpe quelques années plus tard, cette famille vivant de chèque en chèque n’a aucune marge de manoeuvre lorsque la banque lui demande d’augmenter ses paiements mensuels. N’ayant aucune action à la bourse, aucune fortune héritée de riches parents décédés, ces derniers se retrouvent, malgré eux, dos au mur. Ne pouvant plus se permettre leur maison, les parents doivent laisser les clés à la banque et changer d’adresse ; leur fille va devoir changer d’équipe de soccer, leur garçon ne pourra plus suivre ses cours de piano.

« Qu’on se considère à gauche, à droite, au centre, la tête à l’envers ou je ne sais quoi, nous n’avons pas le choix de considérer la responsabi­lité fiscale lors des prises de décisions »

Certes, tout le monde compose avec l’augmentati­on des taux d’intérêts, mais tous ne sont pas en aussi bonne position pour se défaire de leurs dettes, donc des intérêts devant être remboursés à la banque. Une étude américaine démontre que pendant que le ratio de la dette sur le revenu (une bonne mesure de la capacité à rembourser une dette) du 5% des Américain·e·s les plus riches est demeuré constant entre 1983 et 2007, le revenu n’a fait qu’augmenter pour le 95% restant, particuliè­rement après le tournant du millénaire. Donc, même si les plus riches ont souvent les plus grosses dettes, ces dernières ne représenta­ient que 60% de la valeur leurs actifs (maison(s), voitures de sport, actions boursières, collection de vins français) ; le 95% restant voit ce ratio grimper à 140% de leurs actifs datant de la fin de la période d’étude. Il serait surprenant que cette inégalité soit corrigée en date d’aujourd’hui ; en effet, la tendance s’est fort probableme­nt maintenue.

Donc, tout ça pour dire que le gouverneme­nt n’aurait pas dû intervenir sur les marchés au début de la pandémie? Rangez les fourches, cela n’est pas l’intention de cet article, ne vous inquiétez pas. Nous devons plutôt nous dire que les services qui semblent offerts « gratuiteme­nt », un financemen­t pour un certain programme offert par « la bonne foi du gouverneme­nt », ou même un beau chèque pour contrer l’inflation, ne le sont pas nécessaire­ment. En effet, toutes les dépenses au-dessus de nos moyens finiront par nous revenir dans les dents de façon plus sournoise que l’on pense, particuliè­rement chez les moins nanti·e·s. Nous devrions songer à toujours tirer le plus de nos investisse­ments, ainsi qu’à en faire le plus avec notre argent, en analysant l’ampleur des bénéfices et conséquenc­es pour notre société. La responsabi­lité fiscale ne signifie pas un « laissez-faire » complet des gouverneme­nts. Qu’on se considère à gauche, à droite, au centre, la tête à l’envers ou je ne sais quoi, nous n’avons pas le choix de considérer la responsabi­lité fiscale lors des prises de décisions. C’est même le·a cas pour le·a « socialemen­t progressis­te », s’il·elle se préoccupe réellement du bienêtre de la société.

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YIGU ZHOU | LE DÉLIT
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JASON BRISCOE | UNSPLASH

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