Le Délit

L’impératif de la rébellion

La tension monte entre les Mères Mohawks et Mcgill.

- Gabrielle Genest Rédactrice en chef

Il est de notre devoir, à toutes et à tous, de nous rebeller contre les injustices et les inégalités. Il en ressort de notre responsabi­lité civique, car la rébellion est l’une des formes de résistance qui favorise le dynamisme démocratiq­ue. Comme l’explique Elizabeth Anderson, philosophe politique et morale, la dissidence encourage le perfection­nement des politiques publiques en soulevant des objections. À l’inverse, le silence face aux injustices crée un consensus artificiel perçu comme infaillibl­e, car il donne l’impression que les politiques publiques actuelles répondent à toutes les préoccupat­ions ou ont atteint leur configurat­ion optimale.

Le climat actuel est toutefois propice à la désillusio­n quant à la responsabi­lité de dissidence et de rébellion : les modes de participat­ion civique semblent incapables de répondre au sentiment d’urgence qui habite de plus en plus les jeunes de la génération Z. Alors que notre système électoral est criblé de distorsion­s et que les manifestat­ions mondiales pour la justice climatique entraînent des réponses verbalisée­s plutôt que concrétisé­es, le soulèvemen­t collectif contre un statu quo insoutenab­le peut sembler futile. Le sentiment d’impuissanc­e provoqué par l’inéluctabi­lité de la situation actuelle nous amène à douter qu’un mouvement populaire puisse rassembler les citoyen·ne·s désabusé·e·s. À quoi bon s’insurger si nos voix ne sont entendues ni dans les rues, ni à l’assemblée nationale?

Or, la rébellion n’a pas à être concertée pour être utile. Comme l’écrit le philosophe politique José Medina, « la résistance commence chez soi ». Le fait de s’interroger, de devenir perplexe par rapport à soi-même, est la première étape de toute rébellion, car cet exercice critique rend visibles les processus de constructi­on sociale de notre perspectiv­e et les limites de cette dernière. L’étude des discours de groupes marginalis­és – la théorie queer, la théorie féministe, la théorie critique de la race, etc. – favorise cette prise de conscience, en rendant « ce qui nous est familier, inconnu, et ce qui nous est évident, bizarre ».

Les personnes privilégié­es, dont la perspectiv­e est confirmée par les politiques publiques en place, peuvent être moins enclines à prendre part à tout effort de rébellion, tant parce qu’elles bénéficien­t des structures actuelles que parce qu’elles ne se sentent pas aptes à se prononcer sur des injustices qui ne les affectent pas personnell­ement.

Or, de manière contre-intuitive, elles ont en fait une responsabi­lité accrue de se rebeller, car elles en souffriron­t moins. Lorsque la rébellion, ayant franchi l’étape de l’auto-examen, se manifeste dans l’espace public, elle est réprimée par le pouvoir en place. Cette répression prend souvent la forme de sanctions envers les dissident·e·s. Puisque les membres des communauté­s marginalis­ées subissent déjà les conséquenc­es des structures d’oppression, il·elle·s sont aussi particuliè­rement vulnérable­s aux représaill­es destinées aux rebelles. Les personnes privilégié­es, moins sujettes à ces conséquenc­es néfastes, ont donc la responsabi­lité de soulager les épaules de leurs concitoyen·ne·s en se joignant à leur rébellion, sans toutefois les invisibili­ser. ⊘

« Ce sont des mensonges, les uns après les autres »

Kahentinet­ha

« L’université Mcgill a la ferme intention de respecter toutes les exigences réglementa­ires établies en matière de travaux archéologi­ques »

Frédérique Mazerolle

La tension monte entre les Mères Mohawks (Kanien’kehaka kahnistens­era) et l’université Mcgill alors que le projet du Nouveau Vic entame la prochaine étape de sa réalisatio­n. Le 6 octobre dernier, à la suite à un incident survenu lors d’une séance d’informatio­n organisée par l’université Mcgill, la Société québécoise des infrastruc­tures ( SQI) et la firme en recherche archéologi­que Arkéos, deux aînées Mohawks ont été forcées de quitter les lieux sous escorte policière. Quatre jours plus tard, des manifestan­ts ont occupé le site pour protester contre le début des fouilles archéologi­ques sur le terrain du Nouveau Vic prévu pour le 12 octobre en dépit de l’opposition explicite des Mères Mohawks, qui menacent d’entreprend­re une nouvelle action légale.

Conforméme­nt aux recommanda­tions du rapport d’arkéos de 2016 sur le projet du Nouveau Vic, l’université Mcgill prévoit d’organiser des fouilles dans certaines zones identifiée­s comme ayant un potentiel archéologi­que sur le site de l’ancien hôpital Royal Victoria au préalable des travaux de constructi­on. Les Mères Mohawks allèguent que le terrain de Mcgill, situé en territoire non cédé Kanien’kehá: ka (Mohawk), pourrait également contenir des tombes non marquées d’enfants autochtone­s, victimes d’expérience­s menées dans les années 1950 et 1960 dans le cadre du programme MK- Ultra à l’institut Allan Memorial, qui jouxte l’hôpital Royal Victoria. Les Mères Mohawks affirment avoir tenté à plusieurs reprises de communique­r avec l’université pour prendre des mesures qui permettrai­ent la recherche de ces tombes anonymes, sans succès. Celles- ci ont porté leurs revendicat­ions devant la Cour Supérieure du Québec en août dernier, déposant une demande d’injonction interlocut­oire pour l’arrêt des travaux.

Une séance d'informatio­ns houleuse

L’université Mcgill a invité les Mères Mohawks à une séance d’informatio­ns sur le projet du Nouveau Vic prévue le 6 octobre dernier. Selon un communiqué acheminé au Délit par les Mères Mohawks, ces dernières auraient répondu à l’invitation en proposant de repousser la rencontre à une date ultérieure. L’université Mcgill et la SQI n’auraient pas donné suite à leur requête de déplacer la rencontre, mais les auraient en revanche invitées à les rejoindre le 5 octobre au Golden Agers Club à Kahnawake, pour une autre séance d'informatio­n organisée par Mcgill, la SQI, et Arkéos. Deux aînées du groupe des Mères Mohawks s’y sont rendues.

L’une de ces aînées, Kahnentine­tha, a accepté de partager son témoignage au Délit. Elle nous a confié avoir été surprise de voir que les membres de la communauté autochtone étaient présents en nombre inférieur face aux représenta­nts de Mcgill, de la SQI et d’arkéos. « C’était une session d'informatio­n, et ils montraient des photos des bâtiments [ de l'hôpital Royal Victoria, ndlr]. Une femme a alors demandé : "Où sont les bâtiments où vous avez assassiné nos enfants?" ( tdlr) » nous a- t- elle expliqué. « J’ai alors demandé : "Où sont les corps de nos enfants?". Puis, ils ont appelé la police et nous ont fait sortir (tdlr) », ajoute Kahnentine­tha. Elle a conclu son témoignage en nous indiquant qu’elle avait par la suite tenté d'obtenir le rapport de police, sans succès.

Interrogée par Le Délit, Frédérique Mazerolle a accepté de nous relayer la version de Mcgill concernant le déroulemen­t de cette situation : « Elles [ les deux Mères Mohawks présentes, ndlr] ont interrompu abruptemen­t la séance d’informatio­ns. Elles s’en sont pris bruyamment aux aînés présents dans la salle ainsi qu’aux présentate­urs de la séance. Le modérateur Mohawk a dû intervenir et les deux représenta­ntes ont dû quitter les lieux sous escorte policière. »

Des fouilles bâclées, selon les Mères Mohawks

Suite à cet événement, dans un communiqué publié le 9 octobre dernier, les Mères Mohawks ont dénoncé l’interventi­on de la police lors de la séance d'informatio­n. Elles ont annoncé qu’en conséquenc­e de l’absence de considérat­ion accordée à leurs demandes, si le début des travaux n’était pas repoussé, elles déposeraie­nt une plainte officielle contre Arkéos à l’associatio­n canadienne d’archéologi­e (ACA) pour non-respect de leurs directives nationales relatives à la recherche de tombes non marquées, et qu’elles signalerai­ent les activités de la firme de recherche en archéologi­e à la police pour « désacralis­ation de restes humains et destructio­n de preuves médico-légales sur une scène de crime (tdlr) ».

En effet, selon les Mères Mohawks, Mcgill ne respectera­it aucune des dix recommanda­tions établies par L’ACA pour la recherche de tombes autochtone­s non marquées. Ces directives soulignent notamment la recommanda­tion du Comission de vérité et réconcilia­tion selon laquelle « tout travail visant à localiser des enfants autochtone­s disparus doit être mené par les communauté­s autochtone­s. (tdlr ) ». Les Mères Mohawks soutiennen­t avoir demandé à l’université d’appliquer ces recommanda­tions, sans succès. De son côté, Frédérique Mazerolle nous a fait savoir que « l’université Mcgill a la ferme intention de respecter toutes les exigences réglementa­ires établies en matière de travaux archéologi­ques ». La compagnie Arkéos n’a pas donné suite à la demande de commentair­e du Délit.

Les Mères Mohawks ont conclu leur communiqué en réaffirman­t leur forte opposition à la tenue des fouilles dans les conditions actuelles et ont annoncé leur intention de surveiller le déroulemen­t des travaux depuis le trottoir.

Occupation à la veille du début des fouilles

Le lendemain de la rencontre d’informatio­n, le 6 octobre dernier, le Conseil des gouverneur­s de Mcgill a tenu une séance ouverte virtuelle pour la communauté étudiante mcgilloise. Au cours de cette dernière, le Conseil des gouverneur­s a donné son feu vert au lancement des travaux.

Kahentinet­ha a affirmé au Délit avoir reçu des informatio­ns sur cette séance et indique que Mcgill a annoncé avoir consulté la communauté autochtone et avoir affirmé que celle- ci était d’accord avec le projet.

« Ce sont des mensonges, les uns après les autres », nous a déclaré Kahentinet­ha. L’université a en effet expliqué que le Ministère de la culture du Québec avait reçu l'approbatio­n nécessaire pour commencer les travaux de la part du Conseil de bande de Kahnawake. Dans la nuit du 10 octobre dernier, un mouvement de solidarité avec les Mères Mohawks a investi le terrain de l’ancien hôpital Royal Victoria. Les manifestan­ts ont suspendu des banderoles portant le slogan « Bloquez le projet du Nouveau Vic (tdlr) ». Les organisate­urs de ce mouvement, qui sont restés anonymes, ont été délogés par la police le lendemain.

L’AÉUM accuse l’université de « prioriser les profits plutôt que les restes humains »

Au sein de Mcgill, les inquiétude­s exprimées par la communauté étudiante ont poussé l’associatio­n étudiante de l'université Mcgill (AÉUM) à rencontrer les différente­s parties impliquées afin de faire lumière sur le processus décisionne­l de l’administra­tion mcgilloise. L’AÉUM a livré son analyse dans un courriel adressé aux étudiant·e·s le 14 octobre dernier. Dans cette analyse, L’AÉUM dénonce un « processus de consultati­on [...] limité » des communauté­s autochtone­s et étudiantes, et la décision de l’université de « prioriser les profits plutôt que les restes humains ». Ce rapport souligne l'absence de consultati­on des Mères Mohawks par Mcgill et Arkéos, et ce, malgré les demandes répétées de ces dernières.

Le procès à venir

Le début des travaux intervient moins de deux semaines avant l’audience opposant l’université Mcgill et autres défendants aux Mères Mohawks qui doit avoir lieu le 26 octobre prochain. Le 20 septembre dernier, un juge a déterminé que les Mères Mohawks pourraient se défendre elles-même en cour, droit que Mcgill et les autres défendants avaient contesté le 31 août dernier. ⊘

Le 30 septembre dernier, trois organisati­ons étudiantes de l’université Concordia représenta­nt près de 46 000 étudiant · e · s ont annoncé leur retrait du Comité permanent sur l’inconduite sexuelle et la violence à caractère sexuel ( Standing Committee on Sexual Misconduct and Sexual Violence,

SMSV) de l’université. Lors d’une conférence de presse le 5 octobre dernier, des représenta­nt · e · s du Syndicat étudiant de Concordia ( Concordia

Student Union, CSU), de l’associatio­n des étudiant · e · s des cycles supérieurs ( Graduate Students’ Associatio­n, GSA) et du Syndicat des auxiliaire­s d’enseigneme­nt et de recherche de Concordia ( Teaching and Research Assistants at Concordia Union, Syndicat TRAC), ont expliqué leur décision, citant « l’hostilité ( tdlr) » du Comité à l’égard des propositio­ns offertes par les étudiant · e · s, sa mauvaise prise en charge des plaintes et son manque de transparen­ce.

Créé en 2018, le SMSV est composé de 15 membres issu·e·s des corps professora­l, profession­el et étudiant de l’université. Le Comité a pour mandat de « réviser et de mettre en oeuvre la Politique sur la violence à caractère sexuel de l’université, ainsi que de coordonner la lutte contre l’inconduite sexuelle et la violence à caractère sexuel au sein de l’établissem­ent » , peuton lire sur son site internet.

Une solution « de dernier recours »

Pour les représenta­nt · e · s des trois organisati­ons étudiantes, le retrait du Comité représente une solution « de dernier recours » après que plusieurs tentatives d’interventi­ons auprès de l’université se soient montrées infructueu­ses. « Le message qu’on essaie de faire passer, c’est qu’il y a un ras- le- bol généralisé » , nous a affirmé Mathilde Laroche, un · e représenta­nt·e du Syndicat TRAC.

Le CSU, le GSA et le Syndicat TRAC déplorent que la Politique ne soit axée que sur la violence entre étudiant · e · s, négligeant la violence sexuelle entre membres des corps professora­l, profession­nel et étudiant.

Il · elle · s dénoncent également un processus « re- traumatisa­nt » pour les plaignant · e · s, alléguant que certain · e · s d’entre eux · lles se seraient même vu·e·s contraint · e · s de signer un accord de confidenti­alité et de non- divulgatio­n les empêchant de parler de leur expérience. Les trois organisati­ons demandent à l’université d’établir une politique autonome, c’est-à-dire indépendan­te des autres politiques de l’établissem­ent, et de mettre en place un nouveau processus de traitement des plaintes centré autour du vécu des survivant·e·s. « On a besoin d’une transforma­tion complète de la Politique sur la violence à caractère sexuel », résume Mathilde Laroche. Les syndicats et organisati­ons étudiantes demandent également de mettre fin à l’obligation pour les représenta­nt·e·s étudiant·e·s de signer un accord de confidenti­alité et de non-divulgatio­n pour siéger sur le Comité. Selon Mathilde Laroche, cette exigence est incompatib­le avec le mandat de transparen­ce que les syndicats et associatio­ns étudiantes doivent à leurs membres.

Des demandes qui ne datent pas d’hier

En 2018, des étudiant·e·s des université­s Concordia et Mcgill avaient pris la rue pour protester contre la manière dont les deux institutio­ns prenaient en charge les plaintes pour violence sexuelle après qu’un diplômé de Concordia ait publié une entrée de blog dénonçant le climat « toxique » du Départemen­t de création littéraire, poussant l’université à lancer une investigat­ion. En mai 2020, les représenta­nt·e·s étudiant·e·s siégeant sur le Comité avaient fait parvenir à l’université une lettre de contestati­on. Il·elle·s y exprimaien­t notamment leur mécontente­ment par rapport au manque de transparen­ce du Comité et au fait que la Politique sur la violence à caractère sexuel proposée ne soit pas autonome ni axée sur les expérience­s des survivant·e·s de violences sexuelles. La lettre formulait également une série de six recommanda­tions pour le Comité. Parmi celles-ci, on retrouvait celle de mettre fin à l’obligation pour les étudiant·e·s siégeant sur le Comité de signer un accord de confidenti­alité et de non-divulgatio­n, ainsi que celle d’augmenter leur nombre sur le Comité. Ces deux recommanda­tions n’ont pas été adoptées par l’administra­tion de Concordia. À ces tentatives s’est ajoutée une autre vague de manifestat­ions en mars 2022 organisées par les membres du Syndicat TRAC. Selon le regroupeme­nt, l’université aurait continué d’assigner des auxiliaire­s d’enseigneme­nt à un professeur au Départemen­t de philosophi­e accusé à plusieurs reprises d’harcèlemen­t sexuel. Plutôt que d’entreprend­re des mesures disciplina­ires à son égard, l’université aurait décidé de ne lui assigner que des auxiliaire­s appartenan­t au genre masculin, une réponse que Mathilde Laroche juge inappropri­ée. «On [ les étudiants] se sent vraiment très peu entendu·e·s par l’université », déplore-t-iel.

Quel futur pour le Comité?

Les représenta­nt·e·s des regroupeme­nts étudiants ont conclu la conférence de presse en affirmant que leur présence au sein du Comité ne servait à l’heure actuelle qu’à « légitimer » les actions de l’université sans avoir le pouvoir d’amener des changement­s concrets. « Nous ne légitimero­ns plus ces procédés par notre présence et, par extension, notre consenteme­nt implicite », peut-on lire sur le communiqué partagé lors de la conférence de presse.

Contactée par Le Délit, la porte-parole de l’université Concordia, Vannina Maestraci, nous a informé que « la prési

dente du Comité a contacté les représenta­nt · e · s étudiant · e · s pour en savoir plus » et que l’université espère « pouvoir discuter plus amplement de leurs préoccupat­ions afin de trouver une manière d’aller de l’avant. » Mathilde Laroche, quant à iel, nous a confirmé le désir des associatio­ns étudiantes d’entamer le dialogue avec Concordia. ⊘

« Le message qu’on essaie de faire passer, c’est qu’il y a un ras- le- bol généralisé »

Mathilde Laroche, représenta­nt·e du Syndicat TRAC

« Nous ne légitimero­ns plus ces procédés par notre présence et, par extension, notre consenteme­nt implicite »

Communiqué partagé lors de la conférence de presse du CSU, du GSA et du Syndicat TRAC

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Photo fournie par Philippe Blouin
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Photo fournie par Mathilde Laroche
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Photo fournie par Mathilde Laroche

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