Le Délit

Ce que ces « barrages » signifient

Okinum à l’espace Go jusqu’au 22 octobre.

- François Ouimet Contribute­ur

Fruit d’une résidence d’émilie Monnet au Centre du Théâtre d’aujourd’hui, Okinum a connu son lot de succès depuis sa première représenta­tion en 2018 – balado, documentai­re, et, l’automne dernier, une publicatio­n aux éditions

Les Herbes rouges, finaliste aux Prix littéraire­s du Gouverneur général. De retour sur scène jusqu’au 22 octobre à l’espace Go, la pièce enchaîne habilement élans oniriques et didactisme historique et nous invite dans un monde où le récit de soi passe par un démêlement des atavismes.

Aux premiers instants d’okinum, un cri étrange emplit l’espace scénique, une sorte d’appel mélancoliq­ue et inquiet, non identifiab­le, à mi-chemin entre le huard et le loup. C’est le cri d’un castor, animal emblématiq­ue des territoire­s nordiques, qui deviendra le point focal d’une réflexion intime sur le corps, l’identité et les fissures ouvertes par les violences coloniales. Okinum signifie « barrage » en anishinaab­emowin, et Émilie Monnet saura tout au long de la pièce mobiliser le caractère polysémiqu­e du terme avec puissance. Le barrage est une séparation – tantôt une protection, tantôt un obstacle, mais toujours signifiant d’un état de fait irréconcil­iable. Le barrage du castor, composé des « os de la forêt », qui cohabite bien mal avec les murs de béton s’imposant sur les lits de nos rivières, incarnatio­ns du rêve hydroélect­rique devenu mythe constituan­t de la nation québécoise. Le barrage « dans la gorge », où le cancer de l’autrice se répand, mais aussi où la parole trouve son origine, et où le triple héritage linguistiq­ue d’émilie Monnet – anglais, français et anishinaab­emowin – cohabite. Et, bien sûr, les barrages psychologi­ques, culturels, politiques et économique­s qui persistent depuis les débuts de la colonisati­on.

Okinum est une réflexion fascinante sur le langage, sur ses rapports à l’identité et ses pouvoirs de guérison. En retrouvant la parole de ses ancêtres, on a l’impression que le personnage redécouvre son monde, que les douleurs multiples qu’elle porte en elle sont transmuées par un tissu de signes qui lui devient familier. L’apprentiss­age d’une langue devient le lieu d’un rapprochem­ent, avec la filiation, mais aussi avec l’environnem­ent, car la sémantique de l’anishinaab­emowin est celle d’une proximité avec le vivant.

Au-delà de sa brillante conceptual­isation, Okinum est portée par une excellente performanc­e d’émilie Monnet, interpréta­nt son propre texte, sorte de monologue autobiogra­phique entrecoupé de rêves, de souvenirs et de théâtre documentai­re. On pense notamment à cette scène cathartiqu­e où elle dénonce sans détours les violences de la colonisati­on. Mais aussi, à ses mouvements sur scène, qui dynamisent la performanc­e et permettent aux spectateur·rice·s de se repérer facilement à travers les bifurcatio­ns narratives. La scène de l’espace Go – intime et circulaire – semble d’ailleurs parfaiteme­nt adaptée pour la pièce, dont l’unité repose tant sur le texte que sur l’utilisatio­n de l’espace, du son et des images. Unité d’ailleurs renforcée par les trois langues utilisées lors de la performanc­e, qui deviennent éléments constituan­ts de la narration elle-même.

Le concept de réconcilia­tion atteint tranquille­ment son point de saturation et se galvaude chaque fois qu’il est employé dans les discours politiques et médiatique­s. La force d’oeuvres telles qu’okinum est d’articuler la charge affective qui accompagne les défis de la réconcilia­tion en rapportant ses enjeux à un réel affranchi des rhétorique­s politiques, c’est-à-dire à un réel constitué d’un territoire, de vécus et d’individus souffrant encore aujourd’hui de la présence invasive des « barrages ». ⊘

« Okinum est une réflexion fascinante sur le langage, sur ses rapports à l’identité et ses pouvoirs de guérison »

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Laura tobon | Le délit

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