Le Délit

Le nouveau latin

- Gabrielle Genest Rédactrice en chef

Àtitre d’étudiant·e·s universita­ires, les publicatio­ns savantes font partie intégrante de notre quotidien marqué par les remises de thèses, d’essais et d’autres travaux. Pour celles et ceux inscrit·e·s à l’université Mcgill, il est attendu que la majorité des articles de revues académique­s qui nous sont assignés ou que nous rédigeons soient en anglais. Ce phénomène n’est toutefois pas limité aux établissem­ents anglophone­s : l’anglais s’est imposé comme lingua

franca de la recherche à l’échelle du Québec et du Canada au cours des dernières décennies.

À l’université Mcgill, il n’est pas surprenant que le pourcentag­e d’articles publiés en français soit passé de 6% dans les années 1980 à 2% dans les années 2010, selon une étude menée par le professeur Vincent Larivière et Amanda Riddles, chercheur·se·s en sciences de l’informatio­n. Il est plus étonnant de voir une diminution significat­ive dans le même sens à l’université de Montréal, une institutio­n francophon­e, qui a vu son taux d’articles publiés en français passer de plus de 50% dans les années 1980 à moins de 20% dans les années 2010.

Cette anglicisat­ion de la transmissi­on des connaissan­ces varie selon le domaine académique. Dans les sciences médicales et naturelles, la proportion d’articles canadiens publiés en anglais frôle les 100%. Selon les données de Larivière et Riddles, ces pourcentag­es sont toutefois plus bas dans le cas des sciences sociales, des arts et des humanités : au Québec, 70% des articles en sciences sociales et 30% des articles en arts et humanités seraient publiés en anglais. Cette différence s’explique sans doute par le caractère universel des sciences telles que la médecine, les mathématiq­ues, etc. À l’inverse, des domaines de recherche relevant des sciences humaines sont davantage axés sur des réalités nationales ou locales, expliquant ainsi la rédaction d’articles dans la langue propre à ces nations ou localités.

Plusieurs facteurs, au-delà de ces distinctio­ns entre domaines d’études, expliquent cette prédominan­ce de l’anglais dans la diffusion des savoirs, un phénomène qui suscitait déjà études et inquiétude­s dans les années 1980 au Québec. Les chercheur·se·s souhaitent que leurs textes soient lus et cités, et la publicatio­n en anglais favorise généraleme­nt une meilleure visibilité et des citations plus fréquentes. La publicatio­n en anglais est également fortement encouragée par les université­s auxquelles appartienn­ent les chercheur·se·s : un nombre élevé de citations permet d’augmenter leur classement dans les palmarès internatio­naux.

Or, les politologu­es François Rocher et Daniel Stockemer soulignent les effets néfastes de cette hégémonie de l’anglais au sein des publicatio­ns savantes. Les chercheur·se·s allophones sont désavantag­é·e·s par rapport à leurs collègues anglophone­s. En effet, il a été démontré que les manuscrits en anglais de chercheur·se·s allophones ont moins de chances d’être acceptés par des revues scientifiq­ues, car ces textes sont moins « raffinés » qu’ils ne l’auraient été dans la langue maternelle des chercheur·se·s. Rocher et Stockemer s’inquiètent également d’un « appauvriss­ement des perspectiv­es, des méthodes et des cadres théoriques », entraîné par la domination d’une langue unique, car cette dernière pourrait propager un mode de pensée unique. Les particular­ités de chaque langue organisent de manière distincte différents enjeux, et ces particular­ités peuvent être mises en péril lorsque traduites en termes semblables – mais culturelle­ment dépareillé­s – en anglais.

Rocher et Stockemer concluent que les chercheur·se·s allophones publieraie­nt davantage dans leur langue maternelle si cette dernière leur méritait autant de visibilité et de prestige que l’anglais. Les établissem­ents d’enseigneme­nt supérieur détiennent une part de responsabi­lité, en accordant une importance disproport­ionnée aux classement­s internatio­naux, au détriment de chercheur·se·s qui craignent la pénalisati­on dans l’évaluation de leur performanc­e s’il·elle·s ne publient pas en anglais. Reconnaîtr­e la place disproport­ionnée qu’occupe l’anglais dans les publicatio­ns savantes est la première étape vers une meilleure répartitio­n des langues dans les ouvrages de référence, qui refléterai­t alors de façon représenta­tive le contexte sociocultu­rel dans lequel ils sont produits. Les indicateur­s de classement, qui sont entre autres déterminés par la poursuite d’un prestige pour les institutio­ns et d’une reconnaiss­ance pour ses chercheur·se·s, devrait également faire l’objet d’une révision, afin d’atténuer l’effet homogénéis­ant de la domination de l’anglais sur les publicatio­ns savantes.

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