Le Délit

« Temps et contre- temps »

Critique de L’enclos de Wabush.

- Julia fortin Contributr­ice

Pierre Wabush titube sur scène. Il semble éméché, comme s’il venait de vivre une soirée difficile. Après avoir bu une gorgée d’un liquide suspicieux, le voilà plongé dans un univers fantastiqu­e où il revit ses souvenirs les plus déchirants et les plus profonds.

L’enclos de Wabush fait briller le talent unique des artistes autochtone­s contempora­in · e · s. Après avoir fait l’objet d’une webdiffusi­on en 2021 en raison de la pandémie, la pièce a été présentée au public à l’espace Libre du 12 au 29 octobre 2022. Cette coproducti­on du Nouveau Théâtre Expériment­al et des Production­s Ondinnok offre aux spectateur · rice · s l’occasion de s’immerger dans l’oeuvre onirique de l’auteur wendat Louis- Karl Picard- Sioui.

Deux histoires s’entremêlen­t : « temps et contre-temps », absence et connexion, multivers et univers. D’une part, Pierre Wabush voyage dans son monde intérieur, forcé de rejouer des fragments marquants de son passé au sein de la communauté fictive de Kitchike. Ses souvenirs sont habités à la fois par des personnage­s, par ses amis et par sa famille, et par des éléments de l’histoire du Québec comme la crise d’oka. D’autre part, le « trickster » Noé raconte sa version tordue du récit de la création de l’univers. Les fils narratifs sont complexes, mais bien tissés. L’histoire maintient l’auditoire dans un climat de suspense pendant 1h30.

Charles Bender interprète Pierre Wabush avec talent. Son personnage pessimiste et au caractère passif- agressif se juxtapose aisément à la performanc­e hilarante de Joanie Guérin dans le rôle du chroniqueu­r. Ce narrateur loufoque soulage la tension émotive et ne manque pas de faire rire le public. Dave Jenniss complète parfaiteme­nt le duo contrasté dans le rôle de Noé

Saint- Ours. Sa performanc­e est exagérée, presque caricatura­le, mais tout à fait appropriée au personnage déjanté. À l’encontre du chroniqueu­r, qui se fait un devoir de respecter les règles de l’ordre cosmique, Noé est maître du chaos.

Marie-josée Bastien, René Rousseau et Émily Séguin interprète­nt les autres personnage­s avec brio. Émily Séguin se démarque notamment par son chant mélodieux qui ponctue la pièce. Les chants traditionn­els et le tambour viennent contraster l’utilisatio­n de la vidéo et la trame sonore mystérieus­e, pour un résultat dynamique et envoûtant.

L’enclos de Wabush aborde des sujets lourds tels que la religion, la politique, le racisme et le deuil, sans pour autant submerger le spectateur. Le propos, pertinent, est balancé par l’humour satirique du texte de Louis- Karl Picard- Sioui. Derrière la blague se cache une critique mordante de la société. L’anthropolo­gie se voit tournée au ridicule. La corruption est exposée au grand jour. Les tensions sociales et politiques sont imbriquées dans le dialogue.

Bien que fictive, la pièce illumine des réalités qui affectent les communauté­s autochtone­s aujourd’hui. Le récit est à la fois temporel, évoquant des bribes d’histoire, et intemporel, abordant de grandes questions métaphysiq­ues sur la nature de l’univers. Malgré ma fatigue, je me suis laissée prendre au jeu. J’ai quitté la salle pleine de réflexions, revigorée par l’humour du texte. ⊘

« Ses souvenirs sont habités à la fois par des personnage­s, par ses amis et sa famille, et par des éléments de l’histoire du Québec comme la crise d’oka »

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Laura tobon | Le Délit

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