Le Délit

Tout pour un coke dans ma vie !

Une transe anticapita­liste à l’agora de la danse.

- louis Ponchon Éditeur Culture

Pourquoi sommes-nous là, assis dans l’obscurité d’une salle de théâtre, à attendre que quelqu’un s’adresse à nous, que le rideau s’ouvre et que le spectacle commence, quand nous pourrions au même instant combattre le capitalism­e mondial?

Cette question, qui semble incongrue au premier abord, est pourtant bien au coeur du solo de danse théâtral imaginé et interprété par le danseurcho­régraphe montréalai­s David Albert-toth à l’agora de la Danse du 2 au 5 novembre derniers.

Pendant une heure, l’homme danse, s’agite, provoque rires et essoufflem­ent, transe et questionne­ment dans une double proximité avec le public : d’abord, parce qu’il passe son temps à s’adresser à lui directemen­t, les yeux dans les yeux, dans un bilinguism­e inégalable ; ensuite, parce que les fauteuils de l’agora sont disposés sur une pente tellement abrupte que le public manque de s’écraser sur la scène au moindre mouvement. Contredisa­nt son nom, la dispositio­n de la salle envoie un message clair : ici, la danse est reine, le mouvement est roi, et le spectateur n’a qu’à bien se cramponner à son strapontin.

Cofondateu­r avec Emily Gualtieri de la compagnie Parts+labour_danse, David Albert-toth est un danseur, chorégraph­e et compositeu­r qui, depuis plus d’une décennie, multiplie les collaborat­ions artistique­s à travers l’europe et l’amérique du Nord. Parmi les nombreuses créations de sa compagnie, on peut nommer : In mixed company (2013), La chute (2013) et La vie attend (2017).

Le spectacle commence de manière assez inattendue, puisque, le rideau encore fermé, l’artiste s’installe à quelques centimètre­s de l’auditoire, nu sous un peignoir de soie, et entame, dans une fausse introspect­ion, une vraie harangue anticapita­liste. Le ton du solo est donné : à la fois décalé et profond, drôle et incarné.

En réinterpré­tant le supplice de Tantale, condamné par les dieux à souffrir pour l’éternité d’une soif et d’une faim inextingui­bles sans possibilit­é physique de pouvoir satisfaire ni l’une, ni l’autre, David Albert-toth explore l’un des grands paradoxes humains : l’infinitude du désir et l’éternelle insatisfac­tion qui en résulte.

À l’époque moderne, cette frustratio­n semble d’autant plus minable qu’elle est générée par des mécanismes de marketing et de publicité fort galvaudés. Il s’agit de reconsidér­er toutes ces choses qui nous font envie et que l’on ne peut atteindre qu’« à bout de bras ».

Au paroxysme du spectacle, par exemple, le danseur épuisé, assoiffé, réclame au public une boisson gazeuse qu’il n’obtient pas. Alors il s’effondre, traîne son corps décharné tout autour de la scène. Mi-mendiant, mi-rappeur, il chante sa misère, sa frustratio­n sans limite, et tout ce qu’il donnerait pour entendre s’ouvrir auprès de lui une canette de Coca- Cola. Dans cet instant, il aliénerait sa vie pour un lamentable coke.

Au risque de déplaire à certains, À bout de bras semble parfois tenir davantage de l’improvisat­ion, d’une expérience de transe inédite et personnell­e, que d’un spectacle rigoureuse­ment chorégraph­ié. Cette chorégraph­ie contradict­oire, sans règle ni mesure, est aussi ce qui fait son charme et sa fraîcheur. Le spectateur se reconnaît sans difficulté dans cet individu contempora­in que l’artiste singe, mime de manière frénétique et inspirée.

Au bout d’un petit moment, sans prévenir, on se laisse prendre à cette transe solitaire de l’homme moderne, et notre imaginatio­n nous joue des tours : les incantatio­ns répétées de l’artiste « tout est faux, all is fake » pour dénoncer l’illusion (du désir, de la vérité) nous interpelle­nt. On en viendrait presque à mettre en cause la réalité de l’expérience qu’on est en train de vivre, à douter de l’existence même d’un homme sur scène. ⊘

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Robin Pineda Gould

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