Le Délit

Loi 21: Une perspectiv­e féministe intersecti­onnelle à la Cour d’appel

Deux organisati­ons féministes conjuguent leurs forces pour prouver l’invalidité de la Loi 21.

- Alexia Leclerc Éditrice Actuatliés Alexandrin­e Lahaie Contributr­ice Laura Tobon | Le Délit

Le mardi 8 novembre dernier, les représenta­nt · e · s de la Fédération des femmes du Québec (FFQ) et du Fonds d’action et d’éducation juridique pour les femmes (FAEJ) ont été entendu·e·s à la Cour d’appel dans le cadre de l’affaire Hak c. Procureur général du Québec ( Hak). L’objectif de leur démarche est de faire reconnaîtr­e que la Loi sur la laïcité de l’état ( Loi 21) est inconstitu­tionnelle, puisqu’elle « porte atteinte au droit fondamenta­l d’égalité des genres prévu à l’article 28 de la Charte canadienne des droits et libertés » , peut- on lire dans le communiqué transmis au Délit par le FAEJ et la FFQ.

Le contexte de la contestati­on

La Loi 21, adoptée en 2019, empêche les personnes qui portent des signes religieux visibles d’exercer certaines fonctions publiques. La Loi fait appel notamment à la clause dérogatoir­e de la Charte canadienne des droits et libertés ( Charte canadienne), qui permet aux gouverneme­nts de déroger à certains droits et libertés, comme la liberté de religion ou le droit à l’égalité, pour une durée renouvelab­le maximale de cinq ans.

Même si la loi vise théoriquem­ent tous les signes religieux, Mme Nathalie Léger, membre du FAEJ et porte-parole de la démarche conjointe, précise que, concrèteme­nt, elle affecte surtout les femmes musulmanes qui portent le voile et qui veulent être enseignant­es. La Loi a été contestée en 2019 par plusieurs parties, dont

Mme Ichrak Nourel Hak, une étudiante en enseigneme­nt qui porte le hijab. En 2021, le juge Marc-andré Blanchard de la Cour supérieure a conclu au terme du procès que la Loi 21 violait les articles 3 et 23 de la Charte canadienne, qui protègent respective­ment le droit à l’éligibilit­é aux élections législativ­es provincial­es et les droits des minorités linguistiq­ues. En vertu de ce jugement de première instance, la Loi 21 ne s’appliquera­it donc pas aux candidat · e · s aux élections ni aux enseignant · e · s dans les commission­s scolaires anglophone­s. Concernant l’argument fondé sur l’article 28 de la Charte canadienne, qui prévoit que les droits et libertés de cette Charte sont garantis également aux personnes des deux sexes (indépendam­ment des autres dispositio­ns) le juge Blanchard a conclu que cet article ne peut servir à invalider des dispositio­ns législativ­es, ayant seulement une portée interpréta­tive, contrairem­ent à l’article 15 qui prévoit le droit à l’égalité. La décision du juge Blanchard a été portée en appel.

Une alliance féministe intersecti­onnelle

Nathalie Léger explique au Délit que le FAEJ et la FFQ ont décidé de collaborer pour combiner leurs expertises respective­s en vue de déposer un mémoire à la Cour d’appel dans le cadre de la contestati­on de la Loi 21. D’une part, le FAEJ détient une expertise juridique féministe pancanadie­nne, tandis que la FFQ détient une expertise de terrain en contexte québécois, lui permettant ainsi d’avoir une connaissan­ce fine des enjeux en question dans le cadre de cette action légale. « On trouvait que c’était une alliance qui était porteuse pour les deux [ organisati­ons] » , affirme- t- elle.

Le mandat commun de la FFQ et du FAEJ est de faire valoir le droit des femmes à l’égalité au Québec et au Canada. Ainsi, leur implicatio­n à titre d’intervenan­t ou « ami de la Cour », plutôt qu’en soutien à une partie a pour objectif d’éclairer la Cour sur une question précise, soit l’interpréta­tion de l’article 28. Si l’on confère à cet article la portée défendue par la FFQ et le FAEJ, cela mènerait logiquemen­t à la conclusion que la Loi 21 est inconstitu­tionnelle. Précisémen­t, leur but est de fournir un cadre d’analyse dont la Cour pourrait s’inspirer et même adopter pour faire valoir le droit des femmes à l’égalité. « La Loi couvre beaucoup plus large que le droit des femmes à l’égalité, mais nous, ce qui nous intéresse, ce n’est pas la question de la laïcité en tant que telle. En intervenan­t de manière amicale, on rappelle que notre objectif central est le droit des femmes à l’égalité » , affirme Nathalie Léger.

Le FAEJ et la FFQ ont choisi d’intervenir pour s’assurer que la Cour ait accès à une vision différente de celle qui est présentée par d’autres groupes féministes. En effet, l’interventi­on du FAEJ et de la FFQ a mis de l’avant une perspectiv­e féministe intersecti­onnelle à travers laquelle l’agentivité des femmes est reconnue. Leur vision s’oppose ainsi à des argumentai­res tels que ceux présentés par d’autres groupes impliqués dans la contestati­on judiciaire, comme l’organisati­on Pour les droits des femmes du Québec, qui défend la Loi 21 en argumentan­t que ce sont les religions plutôt que la Loi qui portent atteinte à l’égalité.

L’article 28 pour invalider la Loi 21

Le mémoire de la FFQ et du FAEJ, soumis au tribunal le 25 mars dernier, se fonde ainsi sur l’article 28. Le mémoire argumente que l’article 28 a une portée interpréta­tive, mais aussi normative, en ce qu’il permettrai­t de déclarer une loi inconstitu­tionnelle. Nathalie Léger explique qu’une des raisons pour lesquelles on doit donner cette portée normative à l’article 28 est que cette dispositio­n représente un rempart pour ne pas mettre de côté le droit à l’égalité des genres, même lorsque la clause dérogatoir­e est utilisée, comme c’est le cas pour la Loi 21. « Ce serait une première que l’article 28 [ soit] utilisé pour invalider une loi » , précise- t- elle.

La FFQ et le FAEJ mettent également en avant une approche intersecti­onnelle dans l’interpréta­tion de l’article 28. L’intersecti­onnalité dans le contexte juridique est définie par Nathalie Léger comme étant la reconnaiss­ance que les motifs de discrimina­tion (comme le fait d’être une femme et de porter le voile) sont interrelié­s. L’intersecti­on des motifs produit une discrimina­tion unique, qui ne peut se résumer à leur addition. Nathalie Léger souligne que « les femmes voilées musulmanes [ressentent] un impact plus grand [de la Loi 21] que juste des femmes ou des musulmans ». Leur mémoire précise que l’approche intersecti­onnelle doit guider l’analyse de l’article 28. Autrement, « l’on risquerait de mettre en oeuvre une protection qui n’est pas inclusive et donc incomplète, en ce qu’elle autorisera­it un législateu­r à adopter une loi dont l’effet réel est de compromett­re les droits et libertés de groupes minoritair­es d’un sexe » , peuton lire dans le mémoire.

« Si l’on confère à cet article la portée défendue par la FFQ et le FAEJ, cela mènerait logiquemen­t à la conclusion que la Loi 21 est inconstitu­tionnelle »

« La loi couvre beaucoup plus large que le droit des femmes à l’égalité, mais nous, ce qui nous intéresse, ce n’est pas la question de la laïcité en tant que telle. En intervenan­t de manière amicale, on rappelle que notre objectif central est le droit des femmes à l’égalité »

Nathalie Léger

À la question de savoir si la Cour est outillée et ouverte pour incorporer l’intersecti­onnalité à son analyse, Nathalie Léger répond que l’approche intersecti­onnelle est difficile à intégrer dans les moeurs juridiques. Les tribunaux sont prêts à reconnaîtr­e que c’est une notion importante, mais il est rare qu’ils l’appliquent substantie­llement. Elle espère que dans ce cas-ci, la Cour adoptera une telle approche, mais elle mentionne que changer le droit se fait souvent à petits pas.

Les audiences à la Cour d’appel ont eu lieu du 7 au 18 novembre. Selon Nathalie Léger, le dossier se rendra certaineme­nt en Cour suprême étant donné les nombreuses contestati­ons croisées et l’importance du dossier. ⊘

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Alexia Leclerc | Le Délit

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