Le Délit

Tomber dans les bras de Morphée

Nos perception­s du sommeil et du temps sont-elles les héritières du paradigme capitalist­e?

- Myriam Bourry-shalabi Éditrice Enquêtes

Dimanche soir à 17h. Je suis en train de désespérer. Cette fin de semaine, je n’ai ni touché les lectures obligatoir­es pour mes cours, ni commencé mes essais de recherche. J’ai passé mon samedi au lit, en train de rattraper ma fatigue cumulative de la semaine, soit tout le sommeil que j’ai manqué. Dimanche, j’ai passé la matinée à faire la vaisselle pour « procrastin­er de manière productive ». Le soir, après une sieste, je m’installe devant mon ordinateur et je regarde un écran figé, dépourvu de mots. Tout à coup, ça me frappe, peut-être à cause du mélange de misère et d’angoisse, de la fatigue constante et du goût amer de mon café de Redpath : c’est le blues du dimanche soir qui s’installe. C’est l’impression que j’ai cligné des yeux et que ma fin de semaine est partie, qu’elle s’est envolée sans dire au revoir, me laissant avec toute la charge émotionnel­le des mauvaises décisions que j’ai prises ces deux derniers jours. Et si j’avais plus de temps? Et si d’un tour de magie, je pouvais figer cet instant? Je deviendrai­s la femme la plus productive au monde, me dis-je alors que je tombe de nouveau dans les bras de Morphée. Mais d’où vient cette obsession avec le temps et le sommeil? Pourquoi ne pas simplement ignorer l’heure qui s’affiche sur notre cadran?

Nos perception­s du temps et du sommeil sont les héritières du 19e siècle, qui a introduit une obsession avec le temps et la discipline de travail. Dans sa monographi­e Temps, disciple du travail et capitalism­e industriel, l’historien anglais E.P. Thompson constate que notre obsession avec le temps, avec l’heure affichée sur l’horloge, est une conséquenc­e de la révolution industriel­le européenne. Selon Thompson, l’imposition de formes synchroniq­ues de temps et de discipline de travail a permis l’avènement du capitalism­e industriel et la création de l’état moderne. L’arrivée de l’horloge, en plus de permettre le développem­ent d’une économie capitalist­e, a aussi conditionn­é nos habitudes de sommeil. Pendant plus d’un millénaire, nombreux étaient les adeptes du sommeil biphasique, soit la pratique de séparer son somme en deux périodes réparties sur 24 heures. Un premier somme avait lieu entre 21h et 23h, et un deuxième commençait à partir de 1 heure du matin. Le temps entre deux périodes, appelé « la garde »

( the watch), était une fenêtre de temps productive. Pour les paysans, par exemple, ce réveil nocturne permettait de se remettre au travail, en vérifiant l’état des animaux de la ferme ou en effectuant des tâches ménagères. Le rythme circadien médiéval, soit la pratique du sommeil biphasique, s’est modifié durant la révolution industriel­le grâce à l’introducti­on de l’électricit­é et de l’éclairage artificiel qui permettent de rester éveillé.

Je ne propose pas de revenir au Moyen Âge, mais je pense que nos attitudes envers le temps et le sommeil devraient s’éloigner des normes et valeurs capitalist­es qui misent sur la productivi­té. Pourquoi rabaisser quelqu’un qui a « trop dormi »? Pourquoi est-ce qu’on n’accepte pas « je me suis endormi » comme une raison valable d’avoir remis son devoir en retard? Peut-être qu’en blâmant mon improducti­vité sur le capitalism­e, je ne fais que dévier mes problèmes, mais jusqu’ici ça a marché : j’ai pas rendu mon devoir parce que le paradigme capitalist­e a mangé mon travail.

« L’arrivée de l’horloge, en plus de permettre le développem­ent d’une économie capitalist­e, a aussi conditionn­é nos habitudes de sommeil »

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Laura Tobon | Le Délit

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