Le Délit

L’espace qu’on occupe

- Gabrielle Genest Rédactrice en chef

Dès notre plus jeune âge, nous sommes conditionn­é·e·s à avoir peur d’être gros·se. L’ubiquité de la grossophob­ie – cet ensemble des attitudes et des comporteme­nts hostiles qui stigmatise­nt et discrimine­nt les personnes grosses – semble indélogeab­le au sein de notre société obsédée par (et conçue pour) la minceur.

L’expérience quotidienn­e des personnes grosses dans l’espace public est profondéme­nt aliénante en raison d’un refus collectif de tenir compte de leur réalité. L’exemple par excellence de l’inadaptati­on sociétale aux corps gros est celui des sièges d’avion. Le voyage aérien est souvent une expérience agonisante pour les personnes grosses. Dans son livre What We Don’t Talk About When We Talk About Fat, l’activiste américaine anti-grossophob­ie Aubrey Gordon explique en détail l’irritation, le ressentime­nt, voire même la rage que peuvent exprimer les personnes minces lorsqu’elles sont confrontée­s à la présence d’un corps gros dans le siège d’avion voisin. Comme tant d’autres éléments de l’espace public (des cabines de toilettes publiques en passant par les bancs de classe extrêmemen­t étroits de Strathcona 236), les places d’avion ne sont pas conçues pour les personnes grosses, qui se retrouvent souvent obligées de débourser des centaines de dollars pour un siège additionne­l.

Ces dépenses supplément­aires sont une contrainte de plus pour la situation économique des personnes grosses, généraleme­nt plus précaire que celle des personnes minces, notamment en raison de la discrimina­tion en matière d’emploi à laquelle elles sont confrontée­s. En effet, les personnes grosses – surtout les femmes – ont moins de chances d’être engagées, sont moins bien payées, travaillen­t plus d’heures et sont considérée­s moins qualifiées que les personnes minces.

La discrimina­tion qu’endurent les personnes grosses doit être considérée de manière intersecti­onnelle, puisqu’elle se conjugue à d’autres systèmes d’oppression. Par exemple, les personnes grosses qui dénoncent les violences sexuelles genrées qu’elles subissent sont régulièrem­ent confrontée­s à de l’incrédulit­é ou à des commentair­es selon lesquels elles auraient apprécié les avances de leur agresseur. Aussi récemment qu’en 2017, un juge de la Cour du Québec se permettait de commenter le poids d’une victime dans une affaire d’agression sexuelle et de conjecture­r que l’agression était peut-être la première fois qu’un homme s’intéressai­t à elle. La validation de l’identité de genre des personnes trans est également assujettie aux aléas de la grossophob­ie. En effet, malgré le fait que l’indice de masse corporelle (IMC) est un outil largement incomplet, arbitraire et même complèteme­nt inapplicab­le à certains groupes racisés, les personnes trans qui souhaitent obtenir une chirurgie de réassignat­ion sexuelle doivent maintenir leur IMC sous un certain seuil – un obstacle souvent insurmonta­ble et injustifié qui empêche ces personnes d’avoir accès à des soins de santé adéquats.

Malgré ces réalités, la discrimina­tion sur la base du poids n’est pas inconstitu­tionnelle au Canada ni au Québec. En effet, le poids ne compte pas parmi les motifs de discrimina­tion prohibés au sens de l’article 15 de la Charte des droits et libertés ni de l’article 10 de la Charte des droits et libertés de la personne. Au Québec, si une personne grosse souhaite contester la discrimina­tion qu’elle subit, elle doit rattacher son traitement injuste et arbitraire à un motif de discrimina­tion énuméré, comme son genre ou un handicap. Or, ces pistes alternativ­es ne peuvent englober l’ensemble des cas de discrimina­tion fondée sur le poids, car cette dernière est vécue par des personnes de tous genres et de poids variés.

L’acceptabil­ité sociale de la grossophob­ie, nourrie par la désinforma­tion et les préjugés, explique que la discrimina­tion sur la base du poids ne soit généraleme­nt pas prohibée au sens de la loi. Selon une étude de l’université Harvard, les biais grossophob­es explicites ont diminué plus lentement que les autres formes de biais explicites au cours des 10 dernières années, et, alors que toutes les autres formes de biais implicites ont régressé, les biais grossophob­es implicites ont augmenté. Cette croissance des perception­s hostiles à l’égard des personnes grosses est largement tributaire de la croyance erronée que le poids est un élément de notre corps que nous pouvons tous·tes modeler, si nous y mettons suffisamme­nt d’efforts. L’argument abonde alors dans le sens suivant : si, contrairem­ent à l’orientatio­n sexuelle ou à l’origine ethnocultu­relle, le poids est un choix, pourquoi les personnes grosses auraient-elles droit aux mêmes protection­s que les membres d’autres groupes marginalis­és?

Or, la recherche démontre que le poids ne peut être changé de façon durable au gré de nos envies ; il est réducteur de plaider que de manger moins et de bouger plus permettrai­t aux personnes grosses de devenir minces. En plus du rôle que jouent la génétique et les facteurs socio-économique­s dans notre poids, l’échec à long terme quasi-systématiq­ue des diètes et régimes alimentair­es réfute la théorie selon laquelle les personnes grosses maintienne­nt leur surpoids simplement parce qu’elles seraient paresseuse­s.

Et même si elles choisissen­t leur surpoids, en quoi la décision des personnes grosses de disposer de leur corps comme elles l’entendent nous donne-t-il le droit, en tant que société, de priver ces individus de leur droit à l’égalité? De leur droit à la dignité humaine?

La discrimina­tion basée sur le poids est déjà prohibée à quelques endroits, dont en France et au Michigan. Au Québec, un changement législatif permettrai­t de rendre justice aux personnes victimes de traitement­s différenti­els négatifs en raison de leur poids. Il nous revient toutefois collective­ment de lutter contre le conditionn­ement grossophob­e qui nous a été inculqué afin de cesser de conjuguer la déshumanis­ation et le mépris quotidiens aux structures d’oppression que nous tentons de déconstrui­re. ⊘

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