Le Délit

En grand et en beau!

Comment la murale a conquis Montréal.

- Louis Ponchon Éditeur Culture

C’est l’un des rares points de vue de Montréal qui puisse rivaliser sur le plan de « l’image clichée » avec le panorama de la ville depuis le belvédère du Mont-royal. Il s’agit de la murale intitulée Tower of Songs, un portrait géant du chanteur Leonard Cohen réalisé par les artistes El Mac et Gene Pendon (avec l’organisme MU) en 2017 sur l’ancien bâtiment Salada en surplomb de la rue Crescent. Coiffé d’un chapeau et la main portée au coeur comme s’il faisait une déclaratio­n d’amour à la ville qui l’a vu naître, l’artiste a sans doute reçu là son plus bel hommage.

Les murales sont partout à Montréal. Présentes à chaque coin de rue, elles tapissent chaque impasse, habillent chaque dent creuse et se multiplien­t dès que l’on prend un peu de hauteur. Elles font partie de l’âme de la ville, lui confèrent une identité particuliè­re de jeunesse, de dynamisme culturel, et affichent avec fierté son esprit urbain. Au-delà d’embellir le paysage montréalai­s, les murales participen­t de la renommée internatio­nale de Montréal en apposant le précieux tampon « urban, artsy, cool » sur sa carte à jouer dans le grand jeu du tourisme mondial car, sous le couvert de démocratis­er l’art, la proliférat­ion des murales sert un projet urbanistiq­ue et touristiqu­e précis.

Un peu d’histoire

La murale, comme production centrale de l’art urbain, s’est essentiell­ement développée au 21e siècle, bien qu’elle ait des origines nettement plus anciennes : certains y voient un retour de l’art de la fresque tel que pratiqué à la Renaissanc­e, d’autres l’influence directe du muralisme mexicain des années 1920, lui-même inspiré de l’art pré-colombien, dont Diego Rivera fut l’un des plus éminents représenta­nts. Dans tous les cas, il ne faut pas voir dans la murale une forme améliorée du graffiti (qui se situe aussi au coeur de ce qu’on nomme aujourd’hui l’« art urbain »), mais plutôt un dérivé artistique de la publicité comme on la pratiquait au 19e siècle avec des réclames peintes sur un pan de mur et souvent de grand format, voire monumental­es.

À Montréal, comme dans d’autres villes d’amérique et d’europe, la murale surgit à partir des années 1970. Elle est pratiquée par des artistes qui revendique­nt leur volonté de peindre sur des surfaces plus libres et de sortir l’art des musées, des galeries et des collection­s privées ; ils vont à contre-temps d’un phénomène d’enfermemen­t de l’art moderne (qui se transforme progressiv­ement en ce qu’il est aujourd’hui : un art très largement exclusif, préempté par une élite). Les premières murales, réalisées par des artistes qui préfèrent garder l’anonymat, portent ainsi sur des thèmes populaires ou politiques et traduisent des revendicat­ions sociales - comme Diego Rivera critiquait les développem­ents de l’industrie capitalist­e dans ses fresques.

Vers un tourisme culturel

À l’heure actuelle, Montréal compte plus de 1000 oeuvres de rue, dont l’immense majorité sont des réalisatio­ns légales approuvées par la mairie. Il s’agit d’un moyen simple et peu coûteux d’augmenter la valeur culturelle et esthétique de la ville, qui ne brille pas nécessaire­ment par l’harmonie ou le raffinemen­t de son architectu­re. Cela entre dans la perspectiv­e non seulement d’une rénovation urbaine, qui profite aux résidents, mais surtout d’un développem­ent du tourisme culturel à Montréal, qui cherche à s’affirmer depuis au moins une trentaine d’années comme la métropole des arts et de la culture d’amérique du Nord. Et le pari semble réussi, puisque pas moins d’un touriste sur quatre dit aujourd’hui venir à Montréal par intérêt culturel. De nombreux « parcours de murales », qui donnent à admirer les plus belles production­s de la ville, sont ainsi proposés aux touristes.

Parmi les auteurs les plus récurrents et les plus reconnus de murales, on peut citer les suivants. D’abord, l’organisme à but non lucratif MU dont les artistes ont la mission de faire de la ville un « Musée à ciel ouvert » en parsemant ses rues d’oeuvres picturales : ils ont notamment signé le portrait-hommage de Leonard Cohen ou l’intriguant Le Regard de Mono Gonzalez (2017).

Il y a aussi l’agence LNDMRK, fondatrice de la galerie Station 16 Éditions, le « QG » de l’art urbain montréalai­s, sise boulevard Saint-laurent (soit le Louvre de la murale, moins le toit), mais aussi à l’origine du festival internatio­nal MURAL depuis 2012 et d’au moins 85 créations dans la ville dont celles de l’artiste Dalkhafine. Très prolifique, l’agence a fait de la réalisatio­n de fresques urbaines son fonds de commerce. En 2020, la directrice de LNDMRK, Saraid Wilson, affirmait par ailleurs que le but de l’entreprise était d’offrir un « pont aux marques et aux entreprise­s qui tentent d’atteindre leur public cible par l’intermédia­ire du parfait artiste, créant ainsi un écosystème durable qui soutient la croissance de l’espace artistique urbain en poursuivan­t notre quête de démocratis­ation de l’art contempora­in ».

Autrement, parmi les oeuvres les plus admirées de la ville, il faut citer la sublime Norma and the blue herons (2018, rue Drolet) de Tristan Eaton, la très expressive Jackie Robinson (2007, Boul. St-laurent) du collectif Ashop ou encore l’ingénieuse peinture Comme un jeu d’enfants (2015, Av. Papineau) de Julien Malland, dit SETH.

Une captivante poésie

« La murale est fondamenta­lement démocratiq­ue car laissée à la vue, au jugement et à la réflexion de tous. Elle incite les passants à s’interroger, à interagir avec l’oeuvre »

Signe de la place particuliè­re de la murale dans le coeur des Montréalai­s, la ville organise tous les ans plusieurs festivals spécifique­ment dédiés à cette pratique artistique. Le plus important d’entre eux est le Festival MURAL qui a fêté ses dix ans d’existence au mois de juin 2022. Ses organisate­urs défendent l’art urbain comme un art à part entière, aussi intéressan­t que les autres, voire davantage parce qu’il fait preuve d’une grande capacité d’adaptation (à l’environnem­ent, aux surfaces disponible­s), et parce qu’il est fondamenta­lement démocratiq­ue, laissé à la vue, au jugement et à la réflexion de tous. Il doit inciter les passants à s’interroger, à interagir avec l’oeuvre, à la questionne­r et à questionne­r la société dans laquelle ils vivent, comme lorsqu’une murale dédiée au mouvement Black Lives Matter est apparue sur l’avenue Sainte-Catherine en juillet 2020.

Mais les murales restent bien sûr avant tout des oeuvres artistique­s dont, comme l’écrivait l’auteure Irène Frain, « la poésie quotidienn­e piège et captive durablemen­t le regard du citadin ». ⊘

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Louis Ponchon| le delit
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Lilou guerrier
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Louis ponchon | Le delit
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Ines audouy

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