Le Délit

ENCORE UN TEXTE FÉMINISTE

Le futur du féminisme est-il transnatio­nal ?

- Myriam Bourry- Shalabi Éditrice Société – Enquêtes

Cet été, lorsque je suivais les actualités sur l’invalidati­on de l’arrêt Roe c. Wade aux États-unis, je me suis souvenue de la première fois que j’ai remis en question mon féminisme. J’avais 12 ans, cet âge où son corps s’engouffre dans son sac à dos, et j’attendais, impatiemme­nt le début de mon cours de français. Assise à côté de la porte, en face de la classe d’arts plastiques, on me demande tout d’un coup : « Es-tu une féministe? ». J’ai eu une réaction viscérale à la question : « Oui », avais-je dit sur la défensive. J’avais répondu, probableme­nt hautaineme­nt, qu’évidemment que toutes les femmes sont féministes. J’ai le souvenir d’avoir affirmé : « Tu es une femme, tu es féministe. » On me répond que toutes les femmes ne sont pas des féministes, qu’il existe des « féministes » dites TERF ( Trans-exclusiona­ry radical feminist), forgées par le cisféminis­me radical qui exclut les femmes trans du mouvement de libération. À ces paroles, ma vision universali­ste du monde s’est défaite, cette vision du monde où tout le monde se bat pour la même libération. Je me suis plongée dans l’introspect­ion. Je savais que je croyais à la parité hommes-femmes, que je croyais aux racines systémique­s du patriarcat ou encore à l’approche intersecti­onnelle du féminisme. Mais est-ce que tout ça me rendait féministe?

De ma vision prépubère jusqu’à ma vision actuelle du féminisme, je remets toujours en question mon activisme. Toutefois, je ne cherche pas à définir la nature du féminisme, mais plutôt à considérer la question de son avenir. « Depuis longtemps maintenant, on a le sentiment que le féminisme est en trouble », écrivent Kiara Barrow et Rebecca Panovka, les fondatrice­s du journal féministe The Drift dans l’introducti­on de leur dossier spécial sur le féminisme contempora­in What To Do About Feminism ( Que Faire du Féminisme). Des huit essais publiés dans le cadre de ce dossier, quatre évoquent le « profond malaise » du féminisme contempora­in, soulignant un manque d’espoir à l’égard du mouvement féministe actuel. Peut-on parler de la « mort » du féminisme? Avec une pandémie qui a vu un recul significat­if de la parité hommes-femmes, les femmes se retrouvant disportion­ellement affectées par le chômage, et dans une ère post-roe, comment peut-on envisager le futur du féminisme?

C’est ainsi que les partisan·e·s du paradigme féministe transnatio­nal, qui remettent en question l’eurocentri­sme du féminisme mainstream, dominant, hégémoniqu­e, soulignent l’importance de la prise de conscience des défis communs – tels que l’autonomisa­tion, l’intégrité corporelle, la fin de patriarcat – du féminisme sans frontières. Le transnatio­nalisme féministe, c’est faire des connection­s entre les mouvements de libération des femmes :« Plusieurs féministes aux États-unis, en Iran et ailleurs sont en train de relier le mouvement des manifestat­ions iraniennes à la lutte pour la justice reproducti­ve aux ÉtatsUnis », mentionne un article du journal Internatio­nal Viewpoint. Cependant, j’argue que le féminisme occidental, qui s’approprie le transnatio­nalisme, décrédibil­ise l’identité et la voix iraniennes qui se trouvent au centre de ces manifestat­ions.

L’iran et le féminisme transnatio­nal

Dès le 18 septembre dernier, après l’annonce de la mort de la jeune Iranienne d’origine Kurde Mahsa Amini, un mélange de deuil, de colère et de frustratio­n s’empare des rues pour faire porter la voix des Iranien·ne·s. C’est dans le partage de la colère et de l’indignatio­n du peuple iranien que ces manifestat­ions de contestati­on, introduite­s par le slogan « Zan, Zengegi, Azadi ( Femme, vie, liberté) » ont plongé – et continuent de plonger – le monde entier dans des vagues de rassemblem­ents de solidarité ; c’est l’expression d’un mouvement féministe, anti-opressif et anti-dictatural. Pour la journalist­e Robin Wright du New York Times : « Les manifestat­ions en Iran pourraient bien être la première fois dans l’histoire que les femmes ont été à la fois l’étincelle et le moteur d’une tentative de contrerébe­llion », soulève-t-elle. Peut-on parler d’un tournant historique? C’est certaineme­nt le cas pour le politologu­e et professeur en linguistiq­ue de l’université de Stanford Daniel Edelstein qui fait écho au caractère « unique » du mouvement, ou même pour l’historienn­e et professeur Anne O’donnell de l’université de New York qui évoque sa significat­ion historique : « ce [mouvement] représente non seulement un bouleverse­ment qui implique les femmes, c’est un bouleverse­ment centré sur les femmes et de la liberté des femmes - c’est ce qui rend le tout très spécial ».

Or, le mouvement, considéré comme un tournant historique, ne doit pas nécessaire­ment s’inscrire dans l’histoire globale féministe. Le féminisme transnatio­nal, qui cherche à établir des connexions entre les différents types d’oppression, est approprié par le féminisme occidental. En connectant les manifestat­ions en Iran aux défis féministes occidentau­x, on réduit l’histoire des mouvements de contestati­on en Iran à une histoire qui se veut transnatio­nale, mais qui devient finalement une histoire ancrée dans des valeurs occidental­es ; c’est négliger l’identité iranienne du mouvement. C’est simplifier les autres défis abordés par les manifestan­t·e·s.

Je pense que le futur du féminisme est un avenir qui doit se concrétise­r en s’inspirant du courage et de la résilience des femmes iraniennes.

Par le biais du courage et la résilience

Être une femme en Iran demande du courage. « Être une femme en Iran est un acte politique », ajoute Shiva Akhavan Rad, journalist­e iranienne. Or, qu’est-ce qu’un acte de courage? Comment l’existence, le vécu de ces femmes iraniennes ont-ils une portée politique? L’activisme est le courage de se prononcer et d’agir ; le courage de se battre pour la dignité et l’autonomie, pour la liberté de décider comment disposer de son corps, de sa propre vie. C’est manifester au péril de sa vie, s’exposer de tout coeur face au danger et à la violence en agissant dans l’espoir de voir un soupçon de changement. Le courage. c’est, dans un geste symbolique, enlever son hijab et marcher dans la rue sans couvrir ses cheveux. C’est transgress­er en coupant ses cheveux. C’est s’exprimer pour ceux·lles qui ne le peuvent pas par l’emprunt et le partage des voix réprimées, contrôlées. Pour l’écrivaine italienne Elena Ferrante, l’activiste a deux visages : il y a ceux·celles qui descendent dans la rue, mais aussi ceux·lles « derrière les lignes de front » qui comprennen­t l’importance de s’éduquer, de voir, de décrire et de comprendre.

Le féminisme occidental offre une vision unie de la libération des femmes en négligeant la complexité des diversités et des identités que l’on trouve au sein du mouvement. Les manifestat­ions en Iran résistent à cette vision homogène de la femme cisgenre blanche privilégié­e. Femme tout comme homme sont ensemble, dans une lutte qui est non seulement féministe mais aussi anti- oppression et antiviolen­ce.

Dans son poème Look sur les conséquenc­es linguistiq­ues, culturelle­s et personnell­es de la guerre, la poétesse Solmaz Sharif souligne que le langage est ancré dans la violence. « It matters what you call a thing ( la manière dont on nomme une chose compte) », peut- on lire. Dire que le mouvement iranien est un mouvement transnatio­nal, c’est effacer l’histoire, le passé et le présent des expérience­s vécues du peuple iranien. ⊘

« Je pense que le futur du féminisme est un avenir qui doit se concrétise­r en s’inspirant du courage et de la résilience des femmes iraniennes »

« L’activisme est le courage de se prononcer et d’agir ; le courage de se battre pour la dignité et l’autonomie, pour la liberté de décider comment disposer de son corps, de sa propre vie »

« J’avais répondu, probableme­nt hautaineme­nt, qu’évidemment que toutes les femmes sont féministes »

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Marie Prince |Le Délit

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