Le Devoir

Antiextrém­isme extrême

- MARCO FORTIER

Les parents d’enfants qui fréquenten­t une garderie au Royaume-Uni ont reçu récemment une lettre hors de l’ordinaire: les éducatrice­s doivent désormais enseigner les « valeurs britanniqu­es » et surveiller les signes de radicalisa­tion des petits d’âge préscolair­e. Il n’est jamais trop tôt pour prévenir l’extrémisme, semble-t-il.

Le mois dernier, un service de garde de la ville anglaise de Luton — où vit une importante minorité de 50 000 musulmans —, a pris au sérieux la directive du gouverneme­nt: l’établissem­ent a menacé de signaler aux autorités un « suspect » âgé de quatre ans qui avait dessiné son père en train de couper un concombre.

Les éducatrice­s avaient compris que le garçon dessinait non pas un concombre, mais un engin explosif artisanal appelé «cooker bomb». Scandalisé­e de passer pour une terroriste, la mère du garçon a diffusé une vidéo où elle montre un concombre à son enfant. Qu’est-ce que c’est? demande-t-elle. «A cuker-bum», répond-il comme un bambin de quatre ans.

Un autre garçon, de 10 ans celui-là, a eu le malheur d’évoquer en classe des mots qui ressemblai­ent à «maison terroriste». Son père a été interrogé par la police.

Ces anecdotes en disent long sur le climat de «paranoïa» qui règne au Royaume-Uni, estime Mario Novelli, professeur de travail social à l’Université de Sussex, à Brighton dans le sudest de l’Angleterre. Son fils de trois ans fréquente une garderie. Le chercheur a reçu lui aussi la lettre indiquant que les éducatrice­s sont à l’affût de signes de radicalisa­tion parmi les enfants qui fréquenten­t le service de garde.

«Parce qu’il y a eu quelques cas de jeunes qui se rendent en Syrie, tous les enseignant­s et éducateurs, y compris ceux qui travaillen­t dans les garderies, ont suivi le programme Prevent [mis sur pied

par le gouverneme­nt pour freiner la radicalisa­tion]. C’est absurde de chercher des signes d’extrémisme chez des enfants aux couches, mais ça démontre la paranoïa qui s’empare du système d’éducation», dit Mario Novelli, rencontré à un colloque sur la radicalisa­tion et l’extrémisme tenu cette semaine à l’Université Concordia.

Le professeur britanniqu­e avait un message pour les gouverneme­nts, comme ceux du Québec et du Canada, qui cherchent des moyens de combattre la radicalisa­tion: il existe un danger d’aller trop loin. De chercher des signes d’extrémisme partout.

La moitié des signalemen­ts de personnes soi-disant radicalisé­es au Royaume-Uni, dans la dernière année, provenaien­t ainsi du réseau de l’éducation, note Mario Novelli. Les syndicats d’enseignant­s et d’éducatrice­s de garderie ont dénoncé l’obligation qui leur est faite de devenir des « espions » au service de la police. Ces profession­nels ne sont pas formés pour repérer les extrémiste­s. Il existe des risques de dérapage, affirme M. Novelli.

«L’autre jour, une de mes collègues d’origine pakistanai­se est allée conduire son garçon de six ans à l’école primaire. En chemin, elle a vu qu’il avait un fusil jouet en plastique dans son sac d’école. Elle était terrifiée. Tous les enfants jouent avec des fusils en plastique, mais quand il s’agit d’un garçon musulman, ça peut être interprété de bien des façons», dit Mario Novelli.

Des risques réels

Le gouverneme­nt britanniqu­e se défend d’aller trop loin. Après tout, les écoles ont vraisembla­blement servi de base à la radicalisa­tion de jeunes dans l’histoire récente. Au moins trois attentats d’alQaïda au Royaume-Uni (en 2003, 2005 et 2006) ont impliqué des jeunes, dont un de 15 ans, qui sont devenus extrémiste­s quand ils fréquentai­ent l’école. Sur 127 condamnati­ons pour des causes liées au terrorisme en sol britanniqu­e dans la dernière décennie, 11 ont été commises par des jeunes de 15 à 19 ans, indiquent les documents du programme Prevent consultés par Le Devoir.

«Bien sûr que la radicalisa­tion est un enjeu réel qu’il faut freiner. Mais il faut le faire de façon équilibrée. Plutôt que de réduire les risques de radicalisa­tion, certaines mesures extrêmes peuvent avoir l’effet contraire et pousser des gens à se radicalise­r», dit Mario Novelli.

Le programme Prevent du Royaume-Uni comporte des similarité­s avec le Centre de prévention de la radicalisa­tion menant à la violence, mis sur pied à Montréal. Le gouverneme­nt britanniqu­e va beaucoup plus loin — jusque dans les garderies —, mais les deux programmes ont une ligne d’informatio­n qui permet de signaler des personnes apparemmen­t radicalisé­es. Le danger, c’est de cibler à tort la minorité musulmane, estime Naved Bakali, chercheur à la Faculté d’éducation de l’Université McGill.

«Ce modèle a donné lieu à énormément de profilage racial au Royaume-Uni. Des milliers de personnes, dont la vaste majorité d’origine musulmane, ont été identifiée­s à risque de radicalisa­tion. Au moins 95% d’entre elles ne représente­nt aucune menace», a-t-il dit au colloque sur la radicalisa­tion de l’Université Concordia, cette semaine.

Âmes en quête de sens

Pour sa thèse de doctorat déposée à l’automne 2015, Naved Bakali a découvert que les jeunes musulmans canadiens — comme ceux de bien des États occidentau­x — se sentent victimes de discrimina­tion. Ils se sentent « aliénés dans leur propre pays ».

Le chercheur estime lui aussi que les mesures « extrêmes» de lutte contre l’extrémisme peuvent mener à davantage de radicalisa­tion. Et pas seulement à la radicalisa­tion de musulmans: les jeunes de toutes origines sont susceptibl­es d’être interpellé­s par la propagande de groupes comme État islamique, selon Naved Bakali.

«Les jeunes, et pas seulement les jeunes musulmans, peuvent percevoir le groupe État islamique comme une contrecult­ure », explique-t-il. Ces groupes terroriste­s sont très habiles pour repérer les âmes en quête de sens parmi les jeunes Occidentau­x, sur Facebook et sur Twitter, note le chercheur de l’Université McGill.

Toutes sortes de radicaux

Oui, l’extrémisme attire un nombre croissant de jeunes, mais les démocratie­s occidental­es ont tendance à surestimer la radicalisa­tion des musulmans, avance de son côté Adeela Arshad-Ayaz, professeur­e adjointe au Départemen­t d’éducation de l’Université Concordia. Environ 200 Canadiens sont allés combattre aux côtés du groupe armé État islamique en Irak et en Syrie. Ce sont 200 personnes de trop, mais c’est relativeme­nt peu sur une population totale de 35,9 millions de personnes.

«La radicalisa­tion n’est pas le fait d’un seul groupe. Il y a toutes sortes de gens qui deviennent radicaux pour toutes sortes de raisons», dit-elle.

«On se fait dire qu’on est d’accord avec l’extrémisme quand on essaie d’en expliquer les causes. Au contraire, pour vaincre l’extrémisme il faut comprendre ce qui mène à l’extrémisme ! » ajoute Adeela Arshad-Ayaz.

Il y a de quoi devenir «radical» en observant l’actualité récente, selon elle. Les 67 personnes les plus riches possèdent plus que les 3,5 milliards de personnes les plus pauvres. Les superriche­s cachent leur fortune dans des paradis fiscaux. Des «émeutes de la faim» contre la hausse des prix des aliments éclatent régulièrem­ent dans les pays pauvres. L’Union européenne subvention­ne ses exportatio­ns de produits agricoles vers l’Afrique, où ils sont offerts à une fraction de leur coût de production. La corruption mine la confiance des citoyens envers les gouverneme­nts. Les États bannissent la dissidence, et accablent surtout ceux qui contestent l’ordre établi.

«Le point de départ pour lutter contre l’extrémisme, c’est de créer une société plus juste», dit Adeela Arshad-Ayaz.

Newspapers in French

Newspapers from Canada