Le Devoir

Ayez peur… de la peur !

L’artiste Nelly-Ève Rajotte met en scène nos angoisses contempora­ines. L’art de nous effrayer.

- NICOLAS MAVRIKAKIS Collaborat­eur

CLAUSTROPH­OBIE DES GRANDS ESPACES Nelly-Ève Rajotte Commissair­e: Dominique Sirois-Rouleau Au Centre Circa art actuel jusqu’au 23 avril

On la croyait dépassée, relayée à des époques de grande et petite noirceur… « Peur des préjugés — peur de l’opinion publique — des persécutio­ns — de la réprobatio­n générale […] peur de soi — de son frère — de la pauvreté […] peur bleue — peur rouge — peur blanche », dénonçait PaulÉmile Borduas dans son célèbre manifeste, lui qui se refusait à ces intimidati­ons et repliement­s religieux ou sociaux que la peur de l’autre ou de la différence impliquait…

La peur est pourtant de retour en force en ce XXIe siècle. Ayons peur. Peur des migrants, peur de la violence (pourtant radicaleme­nt en baisse dans nos sociétés), peur de la grippe H1N1, peur des catastroph­es naturelles… Peurs souvent injustifié­es ou fortement exagérées. Mais à qui profitent-elles? Que nourrissen­t-elles? La peur est parmi nous et pas seulement comme arme pour les terroriste­s. Elle est aussi instrument­alisée par bien des gouverneme­nts ou partis politiques. De nos jours, on parle même d’un marketing de la peur…

La mélodie du malheur

L’artiste Nelly-Ève Rajotte met en scène nos angoisses contempora­ines dans son expo intitulée Claustroph­obie des grands espaces. Une expo formelleme­nt assez dépouillée, mais où la simplicité du dispositif indique justement comment la peur peut être facilement réinstauré­e. Avec de simples moyens de communicat­ion, visuels et sonores, avec des structures narratives assez élémentair­es, il est facile de créer un sentiment de frayeur chez les individus. C’est un peu ce que l’artiste nous offre comme leçon à méditer.

Dès l’entrée de l’expo, un son inquiétant nous accueille, vient nous chercher de loin, avant même que nous ayons pu voir de nos propres yeux de quoi il en retourne. Dans la vie, cela peut s’appeler la rumeur, l’opinion publique… Ici, il s’agit d’un vrombissem­ent à basse fréquence, élaboré par David Kristian, musicien connu entre autres pour ses musiques de films. Ce son nous donne le sentiment qu’il va se produire quelque chose de tragique. Rajotte explique qu’elle a été entre autres inspirée par Melancholi­a de Lars von Trier, film où le sentiment d’anxiété des images est amplifié par l’usage des sons à basse fréquence. Dans cette expo chez Circa, Rajotte a ajouté à l’intense bruit créé par Kristian la bande-son d’un tremblemen­t de terre, ce qui en intensifie les effets.

Le visiteur s’approche alors, déjà inquiet, d’un premier écran qui donne à voir des images d’avions stationnés dans un immense espace, comme après le 11-Septembre lorsque tous les aéroplanes du monde étaient cloués au sol. Le défilement légèrement saccadé et un peu flou de ces images nous donne le sentiment qu’il faut les scruter afin d’y déceler les indices d’un danger ou d’une informatio­n importante. Un effet amplifié par le fait que cette vidéo passe en boucle. Nous remarquons très vite que ces avions sont militaires, étatsunien­s, et que plusieurs d’entre eux sont des chasseurs. Cette vidéo fait penser à un extrait d’un documentai­re qui tenterait de nous faire croire à une théorie de la conspirati­on — choisissez celle que vous voulez, elles ne manquent pas. Ces images ont presque l’apparence de celles qu’on obtient grâce à une caméra cachée lors d’une enquête sur un secret, qui serait ici d’ordre militaire… Et en effet, il y a un peu de cela dans cette vidéo, puisque Rajotte a filmé ces images — finalement pas très dangereuse­s pour la sécurité nationale — sans autorisati­on, dans un cimetière d’avions d’une base militaire en Arizona.

Dans la seconde salle, une projection sur un écran double nous donne à voir un paysage côtier où des vagues viennent se briser sur des rochers, où des trombes d’eau nous sont montrées en gros plan, le tout défilant en ultraralen­ti et en animation inversée. Cette manière de manipuler l’image accentue la matérialit­é de l’eau, lui donne une solidité et un poids encore plus oppressant­s. Cette vidéo nous expose une force de la nature que l’on imagine mal pouvoir contrôler. Le spectateur pensera aux effets d’une tornade ou d’un tsunami après un tremblemen­t de terre. La taille des deux écrans accentue cet effet de puissance et le sentiment d’être dominé par la nature.

Nelly-Ève Rajotte travaille depuis plusieurs années sur la notion du double inhérente à toute forme de représenta­tion. Elle nous montre ici clairement comment ce double peut être facilement manipulé. Une leçon pas tout à fait nouvelle, mais orchestrée avec grande efficacité.

 ?? CAROLINE CLOUTIER ?? Cette manière de manipuler l’image accentue la matérialit­é de l’eau, lui donne une solidité et un poids encore plus oppressant­s.
CAROLINE CLOUTIER Cette manière de manipuler l’image accentue la matérialit­é de l’eau, lui donne une solidité et un poids encore plus oppressant­s.

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