Cavale italienne
Huit ans plus tard, Sandro Veronesi fait revivre le héros désorienté de Chaos calme
On croit parfois connaître quelqu’un, avant de réaliser qu’on se trompait sur son compte. La même chose peut nous arriver avec les personnages de roman. Pietro Paladini, le héros de Chaos calme de l’Italien Sandro Veronesi, est un peu victime d’une sorte de malentendu. Le film d’Antonello Grimaldi, qui mettait en vedette un Nanni Moretti débordant d’humanité, aurait largement «détourné le vrai sens du livre », déclarait récemment l’écrivain de 55 ans.
Après Les vagualâmes (Robert Laffont, 1993) et La force du passé (Plon, 2002) qui lui ont valu les prestigieux prix Campiello et Viareggio, Sandro Veronesi a aussi remporté en 2006 le prix Strega, l’équivalent italien du prix Goncourt, pour Chaos calme (Grasset, 2008, prix Femina étranger). C’est dire un peu l’importance de sa position sur la scène littéraire italienne.
Par bonheur, cette notoriété se traduit chez lui en liberté. Une liberté qu’il revendique dans Terres rares, son dernier roman et manière de suite à Chaos calme, huit ans et quatre livres plus tard, comme pour corriger la «mauvaise»imagedeson protagoniste. Ou simplement pour le laisser vivre son véritable karma de personnage égoïste et manipulateur qui, après avoir sauvé une femme de la noyade et appris la mort soudaine de son épouse d’une rupture d’anévrisme, passait ses journées assis dans sa voiture stationnée en face de l’école de sa fille.
Huit ans plus tard, Pietro Paladini a quitté son emploi, déménagé de Milan à Rome, et tient sans éclat un petit commerce de voitures usagées. Un jour, son associé disparaît et la police fait une descente dans leurs bureaux. Il découvre que depuis deux ans, il vendait des voitures volées… Dès lors, sa vie, toute sa vie, part en vrille.
Sa relation avec sa fille de 18 ans bat de l’aile, et parce qu’il refuse de raconter à sa compagne ce qui lui arrive, celle-ci s’éloigne. À la suggestion de son associé désormais invisible, il prend lui aussi le maquis, avant d’errer comme un fantôme entre Rome et Milan. L’homme de 51 ans va aussi découvrir que son frère, financier en cavale depuis quelques années après une faillite frauduleuse, lui a caché deux ou trois choses au sujet de l’héritage de leur père, investi dans des mines de «terres rares» en Uruguay, dont l’extraction nécessite la destruction des minerais qui les contiennent — métaphore subtile de l’impact qu’il exerce autour de lui.
Un peu comme si une trappe s’était ouverte sous ses pieds, Paladini bascule d’un coup dans une autre réalité. Un univers de malfrats, de faux-semblants et de paranoïa, où, telle une bête traquée, il accumule en deux jours plus de bêtises que durant toute sa vie. Mais à la manière d’une longue épiphanie, les événements vont lui permettre d’ouvrir enfin les yeux sur sa propre vie : « J’ai construit ma vie sur le faux-semblant et la naïveté des autres. »
À travers ce long monologue intérieur, Terres rares raconte ainsi la dérive d’un homme perdu qui s’abandonne à tous les vents contraires. Au passage, Paladini se fait chroniqueur de la vie moderne et un critique souvent acerbe de la société italienne: la tyrannie de l’Internet, l’occurrence du tramp stamp dans la classe moyenne, les politiciens cyniques et ses concitoyens anesthésiés.
Tour à tour touchant, grotesque, profond ou dérisoire, Veronesi nous rappelle que « tout peut basculer d’une seconde à l’autre dans ce monde absurde».