L’esprit de Lagaffe reste aussi inspirant
À 60 ans, Gaston Lagaffe reste un révolutionnaire tranquille à l’esprit toujours aussi inspirant
Aquelques jours de son soixantième anniversaire de naissance, le 28 février prochain, la question a une dimension loufoque, décalée et improbable qui lui va finalement comme un gant: si Gaston Lagaffe, célèbre personnage de bande dessinée mis au monde par André Franquin en 1957, était réellement devenu sexagénaire, plutôt que de rester figé dans sa jeunesse éternelle, que ferait-il aujourd’hui ?
«Il ressemblerait à André Franquin à cet âge-là», lance à l’autre bout du fil le metteur en scène français Numa Soudal, intime du bédéiste jusqu’à sa mort en 1997 et auteur de l’essai Et Franquin créa Lagaf fe (DistriBD/Schlirf Book) en 1985. Le Devoir l’a joint dans les derniers jours dans le sud de la France, où il vit. « Il serait un vieil anarchiste libertaire, farceur et plein d’amour pour tout le monde.»
«Moi, je le vois plutôt chargé de répondre aux courriels reçus dans une entreprise oeuvrant dans l’industrie du jeu vidéo, résume le bédéiste Philippe Girard qui, comme des millions de bédéphiles à travers la francophonie, a laissé les frasques de ce héros sans emploi bercer ses lectures de jeunesse. Son bureau serait moins encombré que celui qu’il avait aux éditions Dupuis, mais il aurait un vieil ordinateur amélioré par ses soins pour fonctionner avec des épluchures de carottes.» «Il travaillerait chez Walmart, où il multiplierait les gaffes et les bévues, contribuant à faire s’écrouler le système capitaliste, renchérit Michel Rabagliati, père de la série Paul. Et comme c’était le cas chez Spirou, personne ne saurait vraiment pourquoi il est là, ni qui l’a embauché.»
Pourquoi pas? Il pourrait aussi travailler pour «un ministère, une ambassade, voire un bureau politique», croit le dessinateur Jean-Paul Eid. « Bref, un endroit où les règles sont très rigides et la rectitude politique de rigueur. Il empêcherait sans le savoir les signatures d’ententes collatérales, de déréglementation, de construction de pipelines ou l’extraction des gaz de schiste », ajoute l’homme derrière les aventures de Jérôme Bigras, un autre facétieux sympathique qui a laissé sa marque dans l’univers du 9e art.
Au commencement…
Héros ordinaire mais marquant et toujours aussi inspirant depuis désormais six décennies, voilà le destin qu’une simple case a scellé dans le numéro 985 du Journal de Spirou en février 1957 en faisant apparaître à la page 5, comme sorti de nulle part, ce dadais un tantinet flandrin, homme sans emploi, sans but, sans attaches, sans objectif, être banal devenu figure singulière de la bande dessinée franco-belge. «Tiens, si on foutait dans le journal un personnage de bande dessinée mais qui n’est pas dans une bande dessinée tellement il est con ! » avait proposé alors André Franquin à l’époque au rédacteur en chef Yvan Delporte. «Et on a un peu conçu le gaffeur ensemble à partir de là », relate-t-il dans ce souvenir reproduit dans Gaston au-delà de Lagaffe (Bibliothèque Centre Pompidou/Dupuis), catalogue exhaustif d’une exposition consacrée au personnage
à Paris en ce moment.
La suite fait partie de la petite histoire de la bande dessinée. Au fil des semaines, le cheveu-sur-la-soupe multiplie les apparitions dans le Journal, en noir et blanc, stoïque derrière la porte de la rédaction qu’il vient de franchir, page 6 du no 986, puis en couleur fin mars, s’allumant une clope alors que Fantasio alerte les lecteurs: « Attention! Depuis quelques semaines, un personnage bizarre erre dans les pages du journal. Nous ignorons tout de lui. Nous savons simplement qu’il s’appelle Gaston. Tenez-le à l’oeil! Il m’a l’air d’un drôle de type », peut-on lire. Drôle de type, c’est le moins qu’on puisse dire, qui le 9 mai va empêcher la publication d’un texte du journal en mettant sa tête devant l’objectif à l’imprimerie au moment de la photographie de la page 24. En lieu et place, le lecteur y trouvera alors le gros plan d’un visage entré depuis dans l’imaginaire de deux générations.
Gaston, une nécessité
Cette introduction d’un personnage, à une époque où la bande dessinée est figée dans la poussière de ses codes fondateurs, relève du génie. « Gaston tranchait avec le reste de la production de la bande dessinée franco-belge, dit Numa Soudal. C’est le premier héros sans emploi, et surtout le point de départ d’une bande dessinée moins rigide» porteuse de revendications sociales, environnementales, politiques fortes posées dans un espace ludique pour en atténuer la violence. « Gaston a libéré les dessinateurs et les lecteurs de leur carcan. Aujourd’hui, il est un héros plus reconnu chez les jeunes que Spirou, Boule et Bill ou même Tintin. Sans doute parce qu’il incarne ce besoin de jeunesse et de liberté que nous avons encore tous.»
«On devrait être comme Gaston au moins une fois par semaine, lance Michel Rabagliati, qui souligne l’humanisme du personnage héritier de l’anticonformisme et du sens critique de son géniteur, ne jamais s’en faire avec rien, se contenter de ce que l’on a, profiter des petits rien de la vie », un appel au mimétisme partagé à en croire les célébrations entourant le soixantième anniversaire de la naissance de Gaston Lagaffe et qui, en choeur, insistent toutes sur l’importance de se réconforter au contact de ce personnage.
«Le présent est tellement calamiteux qu’un peu de rêve, de fantaisie, de résistance, ça ne peut pas faire de mal, expose Numa Soudal. Gaston n’est pas juste un gaffeur, c’est surtout un rebelle, un révolutionnaire, tendre et doux. C’est une petite bombe qui désamorce les gens sérieux qui ne pensent qu’à eux, qu’à l’argent, qu’au pouvoir et qui est en guerre constante contre la bêtise. C’est ce grain de sable dans le système, mais ce grain de sable plein de poésie» condamné à rester éternellement jeune, peu importe les règles temporelles que l’on peut chercher à lui imposer. Car même de ce système, Gaston Lagaffe a réussi à s’extraire.
J’étais vraiment fasciné par le design des inventions de Gaston Luc Bossé