Par-delà les monuments de savon
Paul Auster parle de Trump, de son « roman-éléphant » et des vertus des longues phrases
«Donc je serai à Montréal le 28 février, c’est bien cela? Savez-vous exactement ce que j’y ferai? On ne me dit jamais rien », blague à moitié Paul Auster, au téléphone, en apprenant qu’il sera de passage au Rialto, pour parler de son plus récent livre, le pachydermique 4 3 2 1. Le romancier, qui vient de célébrer son 70e anniversaire, se plie
encore volontiers à ces exercices très courus dont il mesure mal l’ampleur depuis sa bulle, en dehors du bruit et de la fureur des réseaux sociaux. Toujours fidèle à ses cahiers de notes et à sa machine à écrire Olympia, Paul Auster est de ces écrivains qui entretiennent une relation distante avec la technologie, sans payer trop chèrement le prix d’une déconnexion du monde qui les entoure.
Même si, à l’instar de plusieurs intellectuels d’allégeance progressiste, Paul Auster admet avoir été soufflé par l’élection de Donald Trump à la tête de son pays. À vrai dire, il n’avait même aucune idée de la popularité dont jouissait Donald Trump auprès d’un certain public, confie-t-il. «Je n’avais jamais regardé son émission de télé [The Apprentice]. » Pour l’écrivain, qui a récemment manifesté son intérêt pour le poste de président du Centre américain du P.E.N. (un rassemblement d’écrivains visant à protéger la liberté d’expression écrite), l’élection a eu l’effet d’une douche froide.
Il faut dire que l’aversion de Paul Auster pour le 45e président des États-Unis et son parti de «marmoréens cabochons », ne date pas d’hier. Lorsqu’on lui demande quel est son plus ancien souvenir de Donald Trump, Auster prend quelques secondes pour y penser : «Probablement autour du krach de 1987, quand il a commencé à apposer son nom sur des immeubles. Je le considérais comme un clown, un être répugnant, une petite brute pleine de mauvaises intentions. » Sa perception n’a pas changé d’un iota, élection ou pas.
L’auteur de la Trilogie newyorkaise s’inquiète des répercussions qu’auront les politiques républicaines sur son peuple. « La vaste majorité des Américains a foi en ses institutions et les considère comme des monuments indestructibles. Mais avec le gouvernement Trump, ce que nous constatons, c’est que ces monuments sont faits de savon. Et les républicains ont leurs arrosoirs pointés sur ceux-ci.» Si rien n’est fait, ces acquis seront perdus, poursuit-il. « Tout ce qu’il nous restera, s’ils mènent à bien leur entreprise, ne sera qu’une belle mare d’eau savonneuse.»
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La vaste majorité des Américains a foi en ses institutions et les considère comme des monuments indestructibles. Mais avec le gouvernement Trump, ce que nous constatons, c’est que ces monuments sont faits de savon. Et les républicains ont leurs arrosoirs pointés sur ceux-ci. L’écrivain américain Paul Auster
Exercice de mémoire truffé d’incidents
Cette Amérique et son esprit que l’auteur veut préserver habitent son 4 3 2 1. OEuvre empreinte de réalisme social, ce volumineux roman raconte quatre versions de la vie d’un jeune homme baptisé Archie Isaac Ferguson, évoluant dans le New Jersey et le New York de la deuxième moitié du vingtième siècle. Un exercice de mémoire truffé d’incidents, comme c’est souvent le cas chez Paul Auster.
Premier roman de l’auteur depuis Sunset Park (2010), 43 2 1, avec ses 866 pages, incarne parfaitement l’expression « roman-éléphant », qu’Auster aime à utiliser ces jours-ci pour le décrire. « Un éléphant sprinteur, si je peux me permettre», ajoute-til, en référence à l’étourdissante cavalcade d’événements qui y est relatée. Évidemment, vous pouvez vous le permettre, lui répond-on, tout en s’abstenant d’ajouter «vous l’avez déjà sortie à au moins six autres journalistes au cours des dernières semaines, celle-là ».
On lui pardonne le pilote automatique en début d’entrevue tant il est vrai que la taille de ce nouvel objet frappe à l’aune de ses prédécesseurs formant les contours de ce corpus austérien. Qu’est-ce qui a pu mener à la création d’un si colossal bildungsroman ? Paul Auster explique qu’il voulait traiter de l’idée de grandir. Sujet on ne peut plus ambitieux. « J’ai utilisé ma propre géographie et ma propre chronologie. Mais ça s’arrête là», dit-il.
Petit-fils d’un immigrant juif d’origine russe nommé Isaac Reznikoff, Archie Isaac Ferguson, son protagoniste, est le descendant d’un homme qui a raté l’occasion de se rebaptiser Rockefeller — comme le lui avait conseillé un autre immigrant — en arrivant à New York. Ne connaissant aucun mot d’anglais, lorsqu’un agent d’immigration lui demande son nom, Reznikoff rétorque «Ikh hob fargessen» [j’ai oublié]. Ainsi, «Ichabod Ferguson» vient nourrir la « tour de Babel horizontale » du melting pot américain.
Le paragraphe: l’unité de base
Contrairement à l’écriture concise que l’on retrouve dans la majeure partie de l’oeuvre de Paul Auster, 4321 suit une tangente amorcée avec Invisible, en 2009, et poursuivie avec les récits autobiographiques Winter Journal (2012) et Report from the Interior (2013). « Avec Invisible, je me suis plu à écrire en faisant usage de très longues phrases, qui se voulaient le reflet de mon flux d’idées», explique l’écrivain.
Bien au fait du travail de défrichage qu’ont pu constituer ses deux précédents « corps à corps contre lui-même » — pour reprendre l’expression du collègue Christian Desmeules —, Auster reconnaît que ces ouvrages ont carrément mis la table pour 432 1. Forcé d’admettre que les quatre itérations de son personnage ont un tronc commun qui les empêche de différer radicalement les unes des autres, l’auteur argue qu’appréhender le récit avec l’idée que «le personnage aurait pu être ceci ou cela» est une manière peu raisonnable d’approcher une oeuvre. « En tant que lecteur, on doit travailler à partir de ce qu’on nous donne », explique-t-il.
Questionné au sujet de la préparation de ce Goliath, Auster affirme que son plan n’était pas aussi détaillé que le livre le laisse croire. « J’avais une idée générale. Puis, j’ai improvisé chaque chapitre comme une nouvelle. Pour moi, l’unité de mesure demeure le paragraphe. J’attaque l’écriture de cette façon, dans un cahier de notes, un paragraphe à la fois. »
Enfilade d’incidents et d’anecdotes qui passent tout aussi bien par l’éveil sexuel du protagoniste que par sa découverte de la littérature, 4321 semble, par sa taille, forcer l’amenuisement de l’importance des événements relatés. Ce avec quoi Auster n’est pas d’accord : «Je ne crois pas que l’impact des événements est diminué par la longueur du récit. La littérature a beaucoup plus à voir avec le temps, à l’inverse de l’art visuel, par exemple, qui, lui, voit son impact décuplé par la taille des oeuvres.» Collaborateur Le Devoir 4321 Paul Auster McClelland & Stewart New York, 2017, 866 pages