Le Devoir

L’impact de la grève des avocats et des notaires sur la situation financière du Québec

- ME JEAN DENIS Président, Les avocats et notaires de l’État québécois (LANEQ)

La grève des avocats et des notaires de l’État québécois a commencé le 24 octobre dernier. Elle est d’une durée sans précédent dans l’histoire du Québec. Elle frappe plus de 1100 juristes à temps plein. Cette absence prolongée n’a pas seulement un effet sur le monde juridique. Elle a aussi un effet important sur la situation financière du Québec.

Le gouverneme­nt prétend ouvrir la voie au «déficit zéro», mais il laisse traîner au passage une grève qui l’expose à des risques juridiques, autrement dit à des risques financiers, sans commune mesure avec les «économies» qu’il prétend pouvoir réaliser en refusant à l’ensemble des juristes de l’État ce qu’il leur avait toujours accordé jusqu’à présent, c’est-àdire une rémunérati­on et des conditions de travail équivalent­es à celles des procureurs de la couronne.

La Loi sur le ministère de la Justice, rappelons-le, confie au « ministre » — entendre les juristes de l’État — la charge de «[veiller] à ce que les affaires publiques soient administré­es conforméme­nt à la loi » et de « [donner] son avis aux […] divers ministères du gouverneme­nt du Québec sur toutes les questions de droit qui [les] concernent » (art. 3).

Ce contrôle interne de la légalité assure ce que les juristes appellent la «primauté du droit » (Rule of Law).

Les décisions du gouverneme­nt sont très nombreuses. Elles sont tellement nombreuses que les tribunaux ne pourront en contrôler qu’une fraction, quoique les recours se comptent par milliers chaque année. Pourquoi le contrôle exceptionn­el des tribunaux est-il efficace ? Parce que les juristes de l’État veillent — en temps normal — à ce que les décisions du gouverneme­nt soient conformes aussi bien à la jurisprude­nce des tribunaux qu’aux lois de l’Assemblée nationale. Sauf exception, c’est donc le contrôle interne de la légalité qui sert à prévenir les excès de pouvoir du gouverneme­nt ou sa méconnaiss­ance des droits que la loi reconnaît aux administré­s.

Cela dit, la primauté du droit n’est pas seulement un principe juridique. On peut montrer qu’il s’agit aussi d’un principe essentiel à la bonne administra­tion des fonds et autres biens publics.

Risque juridique

La Loi sur le vérificate­ur général prévoit d’ailleurs que la «vérificati­on des livres et comptes» des fonds administré­s par le gouverneme­nt (ou un organisme qui en relève) ne se limite pas à une simple « vérificati­on financière ». Elle comporte, entre autres, une «vérificati­on de la conformité de leurs opérations aux lois, règlements, politiques et directives » (art. 25).

Le vérificate­ur général n’a bien sûr pas à luimême assurer que chacune des décisions du gouverneme­nt est légale. Il doit cependant vérifier la suffisance et la qualité du contrôle interne de la légalité. Il doit s’assurer que le gouverneme­nt a obtenu en temps utile, chaque fois que la chose était nécessaire, un avis juridique suffisamme­nt complet, rigoureux et objectif.

L’absence prolongée des juristes frappés par la grève empêche, actuelleme­nt, que le contrôle interne de la légalité s’exerce dans des conditions normales. Si une décision est prise par le gouverneme­nt sans d’abord en avoir évalué adéquateme­nt la légalité, il s’expose à un risque juridique dont, par définition, il n’a pas encore conscience.

C’est pourquoi, dans une lettre publiée par Le Devoir le 9 décembre dernier, Patrice Garant, un réputé professeur de droit public, affirme, en songeant «aux centaines de milliers de contrats dans des matières complexes» que l’État signe chaque année, que le gouverneme­nt « a privé la collectivi­té québécoise de sommes considérab­les» en laissant perpétuer la grève de ses juristes. Outre le contrôle préalable des aspects légaux des contrats, qu’en est-il du nécessaire contrôle des subvention­s, des règlements d’emprunts, des accords commerciau­x, des ententes intergouve­rnementale­s, des autorisati­ons environnem­entales, des droits d’exploitati­on minière et forestière, des baux immobilier­s, etc. ?

Autrement dit, la grève expose le gouverneme­nt à des risques juridiques indétermin­és, qui ont pour effet de l’exposer à des risques financiers indétermin­és. L’un ne va pas sans l’autre, et il serait irresponsa­ble d’espérer y échapper.

La primauté du droit, pour l’État, n’est pas un luxe dont l’État a les moyens de se passer. Elle ne devrait pas être négociable. Le contrôle interne de la légalité des décisions du gouverneme­nt est nécessaire à une administra­tion prudente des fonds et autres biens publics. Sans oublier l’importance de faire valoir avec zèle devant les tribunaux les intérêts financiers de l’État. Comment les autorités du gouverneme­nt peuvent-elles s’enorgueill­ir d’ouvrir la voie au « déficit zéro » si elles laissent perdurer pendant des mois une grève qui les empêchera en dernière analyse, dans les états financiers, de présenter fidèlement la situation financière du Québec ?

Les citoyens, sur qui pèse la dette, et les investisse­urs, qui financent cette dette par l’achat d’obligation­s, auront le droit de savoir, dans les états financiers vérifiés du Québec, que le gouverneme­nt les expose à des risques juridiques et financiers, dont actuelleme­nt nul ne peut prétendre connaître l’ampleur.

 ?? JACQUES NADEAU LE DEVOIR ?? Le gouverneme­nt prétend ouvrir la voie au «déficit zéro», mais il laisse traîner au passage une grève qui l’expose à des risques juridiques, autrement dit à des risques financiers.
JACQUES NADEAU LE DEVOIR Le gouverneme­nt prétend ouvrir la voie au «déficit zéro», mais il laisse traîner au passage une grève qui l’expose à des risques juridiques, autrement dit à des risques financiers.

Newspapers in French

Newspapers from Canada