RVCQ: la leçon de cinéma d’une conceptrice visuelle
La conceptrice visuelle André-Line Beauparlant offre une Leçon de cinéma aux RVCQ
Dans la lumière, André-Line Beauparlant est l’auteure primée de documentaires tels Trois princesses pour Roland et Le petit Jésus. Mais, dans l’ombre, elle est la conceptrice visuelle prisée, et tout aussi auréolée, de films comme Gaz Bar Blues, Le Nèg’ et Incendies. C’est afin de braquer les projecteurs sur cette profession méconnue que les Rendezvous du cinéma québécois (RVCQ) l’ont conviée ce lundi à une leçon de maître intitulée «Façonner des univers».
Une profession méconnue, donc, mais pourtant essentielle à la mise au monde d’une oeuvre cinématographique, la conception visuelle consiste à incarner, physiquement, la vision d’un cinéaste. Un mandat compliqué, et vaste.
«J’arrive très tôt dans le processus, explique André-Line Beauparlant. On parle de mois de discussions avec le réalisateur, parce qu’il faut déterminer le look du film, ses couleurs, choisir les lieux de tournage… Je suis chargée de tout le visuel du film, ce qui va bien au-delà de la simple question des décors. J’ai étudié le cinéma à l’Université de Montréal, puis la scénographie à l’École nationale de théâtre où l’on fabriquait tout pour la scène : costumes, maquillages, coiffures, décors, etc., tout ça à partir d’un texte. Ce qui fait qu’en arrivant au cinéma, je ne pouvais pas concevoir que tous ces volets soient séparés. Quelqu’un doit chapeauter tout ça afin de maintenir une cohésion visuelle. Bien sûr, plein de collaborateurs dirigent chacun de ces départements, mais ils arrivent plus tard dans le processus, une fois que la direction visuelle a été établie. Une vue d’ensemble est essentielle. »
Rêver un film
En consultant la filmographie d’André-Line Beauparlant, on constate à quel point elle se montre exigeante.
« Un film, c’est un voyage, et je choisis avec qui je pars en voyage. Mais quand j’embarque, je me donne complètement. Je n’ai travaillé qu’avec des cinéastes qui ont écrit leurs scénarios, alors leur film, ils le portent en eux depuis longtemps; ils l’ont dans le ventre. Moi, je dois comprendre ce qui est là, dans leur ventre — ces émotions, cette vérité —, l’extraire puis lui donner forme. Je dois identifier leurs références, leurs codes. Il faut que je perçoive ce qu’ils perçoivent, car durant la production, il arrive qu’un réalisateur soit occupé ailleurs, et moi, je dois prendre des décisions pour lui, mille décisions, et chaque décision doit être la bonne; le réalisateur doit pouvoir se dire ensuite qu’il l’a prise lui-même. Quand le courant passe avec le réalisateur et le directeur photo [qui «sculpte» la lumière et arrive un peu plus tard], là, il n’y a plus de limite au rêve. Au fond, mon travail c’est ça: rêver un film. »
Durant la période de préproduction, des centaines de photos viennent tapisser les murs du bureau de production d’André-Line Beauparlant.
«Je collectionne les images qui me font penser au film, j’en capte — je peux facilement prendre 3000 photos. Je deviens le personnage, je deviens le film. Entrer dans mon bureau, c’est pénétrer dans le ventre du film. Si j’ai été au diapason, le réalisateur aura un frisson en y mettant le pied.»
Normal, puisque ce qu’il a alors devant les yeux est une première représentation de ce qu’il a dans les tripes.
Un univers tangible
Évidemment, les défis varient d’un projet à l’autre.
« Sur Tu dors Nicole, que Stéphane Lafleur a tourné en noir et blanc, je devais toujours tout regarder à travers le viseur de mon appareil photo réglé sur le mode noir et blanc, parce qu’en couleur, certaines associations de couleurs ou de motifs étaient affreuses, mais transposées en nuances de gris, ça devenait magnifique. »
La recherche des lieux de tournages [appelés «locations»] peut quant à elle nécessiter des mois de travail, qu’il s’agisse d’Incendies, de Denis Villeneuve, où l’on s’est demandé dans quel pays tourner avant de s’arrêter sur la Jordanie, ou du film Les affamés, de Robin Aubert, où l’on a déniché dans une même campagne québécoise plusieurs coins de forêts différents les uns des autres.
« C’est tout ce qui émane du scénario sans y être écrit ; c’est la magie. C’est visualiser la maison mentionnée dans une scène, la construire ou tricher à l’aide de trois maisons réelles qui n’en feront qu’une à l’écran.»
C’est ensuite le divan dans cette maison, le choix des tableaux sur les murs, des bibelots, du type de verres dans lequel boira le personnage censé l’habiter. C’est aussi, dans la cour, le modèle d’une voiture, la race d’un chien… C’est en somme une foule de détails qui, oui, façonnent un univers. Un univers tangible.
«Ça change tout, la couleur du veston que tu portes, le type de chaise sur laquelle tu es assis, la manière dont ta silhouette se découpe sur telle tapisserie : ça parle, c’est signifiant. Les gens ne le remarqueront pas, mais ils vont le ressentir et, si c’est juste, ils ne se poseront pas de questions et ils se laisseront porter.»
Néophyte professionnelle
Mine de rien, chaque film ou presque force André-Line Beauparlant à devenir momentanément spécialiste d’un sujet dont elle ne savait rien auparavant.
«Les cinéastes ne sont souvent eux-mêmes pas spécialistes des sujets qu’ils abordent. Prenez Les mauvaises herbes [sur deux copains qui s’improvisent cultivateurs de cannabis]. Louis Bélanger a écrit une très bonne histoire, mais il n’est pas un spécialiste du pot. Moi je dois le devenir. Je dois comprendre la logistique de cette culture-là, la hauteur des plans après tant de temps… Il faut que ce soit convaincant, sinon l’histoire ne tient plus. Pour Inch’Allah [d’Anaïs Barbeau-Lavalette, sur les désillusions d’une Québécoise en Israël], on a recréé le mur de séparation [en Jordanie]; tout est construit dans le film. J’ai passé du temps dans les camps palestiniens — on vit avec les gens. On est les premiers arrivés et les derniers partis.»
Parce qu’après le tournage, tout doit être déconstruit. Et certains adieux font mal. Au terme du tournage d’Incendies, André-Line Beauparlant n’a pas eu la force de retirer elle-même les photos de ses murs. Trop investie.
Heureusement, il y a toujours un autre voyage qui l’attend.
Il y a toujours un autre film à rêver.