Le Devoir

Agnes Obel, le silence et la distance

- PHILIPPE RENAUD

L’expression est d’origine allemande : Citizen of Glass, citoyen de verre, transparen­t, nu. «C’est l’idée qu’une personne devient fragile comme le verre lorsqu’on la prive de son intimité, lorsqu’on lui vole tous ses secrets», explique l’auteure-compositri­ce-interprète Agnes Obel, qui a fait du citoyen de verre le point de départ de son troisième album, paru l’automne dernier. La Danoise viendra présenter sa précieuse pop de chambre, tissée de piano, de cordes et d’un rare synthétise­ur, mardi soir au Théâtre Maisonneuv­e, puis au Palais Montcalm de Québec le lendemain.

« Je préfère la musique faite avec peu d’instrument­s. Je crois aussi que le silence peut être aussi puissant que le bruit.» Au téléphone, Agnes Caroline Thaarup Obel explique en pesant ses mots la source d’inspiratio­n des douces chansons qui composent son récent album, tout en établissan­t un rapport entre sa manière de travailler et la culture de son pays d’origine.

Une approche danoise

«Je crois bien qu’il y a quelque chose de danois dans mon approche, estime-t-elle. Je pense que j’ai beaucoup de respect pour la simplicité, le minimalism­e », elle qui cite volontiers Érik Satie et Maurice Ravel (des Français, pas des Scandinave­s!) parmi ses influences musicales. «Je crois au pouvoir de la simplicité en musique, ça me vient peut-être du Danemark — enfin, pas spécifique­ment la musique du Danemark, mais aussi un sens de l’esthétique [exprimé par exemple dans] les arts visuels, l’architectu­re. J’imagine que c’est un peu danois, tout ça. »

À parcourir sa brève discograph­ie (Philharmon­ics en 2010, Aventine en 2013 et le récent Citizen of Glass), on retient d’abord que sa définition du minimalism­e musical s’exprime sans aridité: chez Agnes, tout coule de source, doucement. Son jeu fluide de piano, les ressorts de la chanson folk qui s’expriment dans les mélodies et le verbe, et qui, d’album en album, prennent de nouvelles couleurs alors que la compositri­ce s’approche de la musique instrument­ale classique.

Le trautonium

Surtout, la vulnérabil­ité du thème imposé à ce troisième album s’accompagne d’une certaine prise de risque: moins de piano, pour faire changement. D’où cette trouvaille: le trautonium, instrument électroniq­ue primitif inventé à la fin des années 1920 que l’on pourrait décrire comme la version allemande des ondes Martenot. « Le son du trautonium a quelque chose d’étrange, d’angoissant, ce genre d’émotions que je peux difficilem­ent reproduire au piano, dit Agnes. [Un timbre] semblable à celui d’une tension sur un verre qui résonne, juste avant qu’il ne se brise. »

«C’est un ami qui m’a montré cet instrument parce qu’il savait que j’aimais le film Les oiseaux, de Hitchcock. C’est mon film préféré de tous les temps, poursuit-elle. Il y a quelque chose à propos de ce film qui illustre l’inéluctabl­e, l’inattendu et l’inévitable… Bref, la musique du film a été enregistré­e avec un trautonium. Tu vois, le bruit que font les oiseaux? C’est un trautonium. J’ignore cependant comment Hitchcock a eu connaissan­ce de cet obscur instrument. En tout cas, un ami a réussi à en construire un, à partir du manuel d’instructio­ns original. »

Impossible d’en emporter un en tournée, «c’est un instrument très fragile, très sensible et, de toute façon, les rares exemplaire­s qui existent encore sont dans des musées». Agnes Obel a soigneusem­ent enregistré les sons de l’engin, qui confèrent à son disque ce caractère brumeux et songeur, pour les rejouer à l’aide d’un synthétise­ur moderne. Sur scène, elle sera entourée de trois autres musicienne­s, dont la Québécoise Kristina Koropecki; peu après son escale chez nous, elle mettra le cap sur Austin, au Texas, pour prendre part au festival South by South West. « Les conditions à Austin sont plus difficiles pour des artistes s’accompagna­nt de piano et de cordes, note Agnes, mais c’est chouette pour quelqu’un originaire d’un pays nordique. C’est le temps chaud en plein mois de mars ! »

Une Danoise à Berlin

Originaire de Copenhague, Agnes Obel a emménagé à Berlin pour lancer sa carrière musicale. «Je me sens de plus en plus chez moi aujourd’hui, je crois. Les villes scandinave­s paraissent plus homogènes, tout le monde vit de la même manière ; c’est bien, c’est réconforta­nt, mais je crois que je préfère le chaos de Berlin. »

«J’y ai le sentiment d’être laissée à moi-même, enchaînet-elle. Dans le sens où je m’y sens libre : si j’étais restée à Copenhague, entourée de mes amis et ma famille, je crois que j’aurais eu la pression de devoir être à la hauteur de leurs attentes. Ce ne serait pas un bon contexte pour créer.» Saine distance dont profite la musicienne. «À Berlin, j’ai le sentiment de pouvoir faire ce que je veux. Je n’ai même pas de vraie connexion avec la scène musicale berlinoise, et la plupart des musiciens que je connais viennent d’un autre pays, comme moi. Il y a beaucoup de gens en exil comme moi dans cette ville. »

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