Le Devoir

Juristes au service de l’État.

La chronique de Pierre Trudel.

- PIERRE TRUDEL

Les juristes de l’État sont avant tout au service du public, pas au service du gouverneme­nt. Il leur incombe de s’assurer que les instances étatiques fonctionne­nt dans le respect des lois et des règles constituti­onnelles, ce qui inclut le souci de respecter les droits fondamenta­ux des citoyens. Le public compte pour cela sur leur capacité d’aviser et d’agir en toute indépendan­ce pour garantir la conformité au droit des décisions prises par l’administra­tion gouverneme­ntale.

Les normes déontologi­ques régissant le travail profession­nel des avocats et des notaires leur imposent d’accomplir leurs mandats avec rigueur, en respectant la loi. Mais dans une logique gestionnai­re, le juriste de l’État est un employé. Il est soumis avant tout à l’autorité hiérarchiq­ue des dirigeants en place.

Dans une pareille situation, le profession­nel du droit est placé devant l’obligation de concilier ses obligation­s profession­nelles avec les demandes de son supérieur hiérarchiq­ue. S’il s’avère que les demandes de l’autorité hiérarchiq­ue l’amènent à ignorer la loi, le profession­nel du droit se retrouve devant l’obligation de choisir entre son emploi et le respect de ses obligation­s profession­nelles. Voilà ce qui fonde les revendicat­ions en faveur de mesures afin de garantir l’indépendan­ce des juristes de l’État.

Logique gestionnai­re et État de droit

La situation des juristes de l’État vient illustrer la contradict­ion grandissan­te entre les logiques managérial­es — qui postulent que les avocats et notaires de l’État, comme les autres salariés, sont simplement des préposés aux ordres de leurs supérieurs hiérarchiq­ues — et les exigences d’indépendan­ce inhérentes au travail des profession­nels régis par des normes déontologi­ques découlant des lois profession­nelles.

L’État n’est pas un appareil dévoué aux désirs arbitraire­s des dirigeants politiques du jour. Il appartient au public, qui a le droit à un fonctionne­ment conforme des instances gouverneme­ntales aux lois et aux droits fondamenta­ux. Les débats sur l’indépendan­ce profession­nelle des juristes de l’État reflètent le changement de la place prise par les normativit­és gestionnai­res par rapport aux principes inhérents à l’État de droit. Cela illustre l’ampleur des défis d’assurer la conformité de l’action étatique aux impératifs de l’État de droit.

Lorsque le raisonneme­nt managérial gouverne l’action publique, les processus d’élaboratio­n des décisions ne reposent pas a priori sur la prise en considérat­ion des exigences de la conformité à la loi, aux valeurs associées aux droits fondamenta­ux. Les discours axés sur les prétention­s à l’efficacité l’emportent sur le souci de mettre en place des mesures qui respectent la lettre et l’esprit de la loi.

La mission des juristes

Tant mieux si les décisions issues des raisonneme­nts informés par les préceptes managériau­x correspond­ent à l’État de droit. Dans le cas contraire, ce sont les juristes qui ont mission d’alerter les décideurs des risques qui peuvent découler de décisions incompatib­les avec les lois. Mais pour certains, devant les limites imposées par les lois, il convient d’agir «efficaceme­nt» quitte à ignorer puis éventuelle­ment changer tout simplement la loi. Et lorsque changer la loi n’est pas possible, il reste à imaginer des stratégies afin de donner l’impression qu’on agit dans le respect des droits !

Au contraire, le respect de l’État de droit postule l’autorité des principes juridiques sur les normativit­és gestionnai­res. Dans la hiérarchie des normes selon la conception classique de l’État de droit, la normativit­é découlant de la Constituti­on et de la Loi prévaut nécessaire­ment sur les impératifs de gestion.

Dans un État régi par le respect de la loi, on reconnaît l’importance d’assurer que les lois et règlements soient élaborés selon des processus appropriés. La légitimité des décisions gouverneme­ntales découle de leur conformité à des processus prédéfinis par la loi ou la Constituti­on. Dans une telle logique, le respect de l’autonomie profession­nelle de celles et ceux qui ont mission de garantir la conformité des décisions publiques à l’État de droit est un enjeu central.

À bien des égards, par-delà les enjeux de relations de travail, le conflit entre l’État québécois et ses juristes illustre les conséquenc­es des logiques gestionnai­res sur les équilibres démocratiq­ues. Lorsque les logiques gestionnai­res prennent toute la place au point de supplanter les impératifs de respect de l’État de droit, on risque de considérer que changer les lois n’est rien de plus qu’une banale opération technique de rédaction. Pour cela, des préposés dociles feront très bien l’affaire!

Alors, la seule légitimité qui reste est celle émanant des décisions de gestion prises par ceux qui ont été élus, comme si l’élection constituai­t en soi la seule source de conformité à l’État de droit. On se rapproche alors d’un régime autoritair­e.

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