Le Devoir

Prison et discrimina­tion : le cas des autochtone­s

- MYLÈNE JACCOUD Professeur­e de criminolog­ie à l’Université de Montréal Des commentair­es ou des suggestion­s pour Des Idées en revues? Écrivez à rdutrisac@ledevoir.com

Les autochtone­s sont surreprése­ntés dans les établissem­ents de détention au Canada et au Québec. Depuis la fin des années 1960, fonctionna­ires, analystes et scientifiq­ues se concertent ou s’affrontent pour proposer des solutions à ce problème. Les autochtone­s du Québec et d’ailleurs se mobilisent, eux, depuis des décennies pour dénoncer l’applicatio­n d’un système de justice étranger à leurs coutumes et particuliè­rement incapable de résoudre les problèmes de violence et de criminalit­é que vivent leurs membres.

Un État à la recherche de solutions

Une panoplie d’initiative­s a été mise en oeuvre pour diminuer la disproport­ion de condamnés autochtone­s dans les prisons. Elles sont le produit d’un terrain politique complexe, où l’État veut préserver sa mainmise sur le territoire national, mais est contraint de considérer les gains juridiques des autochtone­s, notamment la reconnaiss­ance de leur droit inhérent à l’autonomie gouverneme­ntale.

Les solutions proposées par les autorités se sont donc appuyées sur les principes de l’État de droit, de la spécificit­é culturelle et de l’autodéterm­ination. On a vu défiler toutes sortes de projets et de programmes, plus ou moins récurrents ou permanents: séances de sensibilis­ation offertes aux agents de l’État sur les traditions et la culture autochtone­s, embauche de personnel autochtone au sein de l’administra­tion de la justice, création de services de police autochtone­s, etc.

Le Code criminel canadien a même été modifié en 1997 (avec l’article 718.2.e) pour favoriser d’autres solutions que l’incarcérat­ion dans les causes impliquant des accusés autochtone­s. Désormais, les juges sont invités à tenir compte des circonstan­ces propres aux condamnés autochtone­s: la discrimina­tion historique et systémique et la spécificit­é culturelle. Les juges doivent ainsi privilégie­r des sentences non privatives de liberté ou, au moins, des sentences d’incarcérat­ion moins longues que pour les non-autochtone­s. De cette réforme judiciaire majeure ont découlé des tribunaux spécialisé­s (les «tribunaux Gladue»), principale­ment dans les provinces de l’Ouest et dans les territoire­s canadiens.

Or, malgré ces réformes et ces initiative­s, la proportion d’autochtone­s dans les établissem­ents de détention n’a cessé d’augmenter d’année en année. En 1996-1997, la population autochtone constituai­t 14,6% de la population en détention fédérale. Aujourd’hui, cette proportion est de 25%. La situation est encore plus dramatique pour les femmes autochtone­s, qui représente­nt 36% de la population carcérale féminine. Pourtant, les autochtone­s ne représente­nt que 4,3 % de la population canadienne.

À problème historique, réponse systémique

Le problème n’est pas tant que ces solutions soient inadaptées ou peinent à analyser les causes de cette surreprése­ntation, mais plutôt l’absence de politique systémique. Depuis 45 ans, l’État bricole des solutions disparates isolées d’une politique socioécono­mique et politique d’ensemble. Aussi louables soient-elles, ces réformes resteront sans effet sans une compréhens­ion que la criminalit­é des autochtone­s est ancrée dans l’histoire d’une marginalis­ation politique, socioécono­mique et culturelle et qu’il faut travailler en amont d’un système de justice, qui doit aussi être transformé. Ces réformes seront vaines sans une compréhens­ion que la prison ne résout pas les problèmes sociaux, mais les nourrit, les renforce. […]

La solution ? Il faut agir à la fois en amont, pour reconstrui­re la régulation sociale dans les communauté­s, et en aval, pour transforme­r les pratiques socio-pénales de manière à ce que celles-ci s’orientent vers une prise en charge qui protège, soutienne et accompagne les personnes abusées et abusives. Il convient en particulie­r de renforcer les interventi­ons de première ligne pour que les personnes en danger dans une collectivi­té puissent rapidement être protégées et recevoir les soins et le soutien nécessaire­s. Cela requiert du financemen­t récurrent, de la formation et du soutien constants.

Il faut également procéder au transfert des pouvoirs en matière de gestion de l’administra­tion de la justice. L’autonomisa­tion permettra ainsi aux autochtone­s de développer les approches holistique­s centrées sur la guérison et la résolution des problèmes dans une dynamique communauta­ire.

Il faut mettre en place une politique globale qui s’oriente vers la reconstruc­tion des collectivi­tés autochtone­s et qui s’extirpe du pénalocent­risme ambiant. Cela implique que des ressources soient allouées aux communauté­s pour favoriser leur développem­ent structurel (économie, logement, loisir, éducation, services de santé). Mais par-dessus tout, les pouvoirs publics non autochtone­s (mais aussi autochtone­s) doivent comprendre et surtout accepter que les solutions à court et à long terme émaneront des autochtone­s eux-mêmes.

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