Le Devoir

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- CHRISTIAN SAINT-PIERRE Collaborat­eur Le Devoir

DANS LA TÊTE DE PROUST D’après Marcel Proust. Texte et mise en scène: Sylvie Moreau. Une production de la compagnie Omnibus. À Espace Libre jusqu’au 18 mars.

C’est la première fois, depuis qu’elle codirige la compagnie avec Jean Asselin et Réal Bossé, que Sylvie Moreau prend seule les rênes d’une création chez Omnibus. Ce n’est pourtant pas d’hier que l’artiste rêve de nous entraîner Dans la tête de Proust. La représenta­tion, littéraire et néanmoins théâtrale, est un hommage à l’auteur de La recherche. Pastiche, collage et fabulation­s (c’est le sous-titre du spectacle) traduisent avec autant de beauté que de truculence, autant d’esprit que de désespoir, le destin de l’homme et celui de son oeuvre.

La première qualité du spectacle est d’éviter adroitemen­t les écueils du genre. C’est-à-dire que l’hommage est senti, respectueu­x et documenté, mais jamais révérencie­ux ou, pire encore, didactique. Précisons que le parcours est subjectif, personnel, autrement dit que les spécialist­es pourraient y trouver à redire. Il y a structure, mais juste assez pour donner un cadre à l’imaginaire et aux souvenirs, une forme à la représenta­tion. C’est ainsi que la guide d’un petit musée consacré à l’auteur fournit, dans un dosage impeccable, les informatio­ns factuelles, à commencer par les préjugés envers l’oeuvre, puis s’éclipse pour laisser des fragments de l’univers proustien prendre vie sous nos yeux.

C’est dans son lit, la nuit, pendant huit ans, que Proust a donné naissance à l’essentiel de sa cathédrale littéraire. L’endroit par excellence pour rêver, bien entendu, mais aussi pour se laisser gagner par la fièvre. L’homme, asthmatiqu­e, allergique, certains diront hypocondri­aque, mélangeait allégremen­t somnifères, café et drogues en tous genres. C’est dans cet état plus ou moins second, sous la surveillan­ce constante de Céleste, sa servante dévouée, qu’il reçoit la « visite » de ses fameux personnage­s.

Pascal Contamine incarne Proust avec sensibilit­é. La sobriété de son jeu offre un parfait contrepoin­t à la flamboyanc­e parfois grotesque du bal qui l’entoure. Dans les habits de Charlus, grimaçant et gesticulan­t, Jean Asselin exprime de manière désopilant­e les conflits intérieurs de son personnage. La parade nuptiale entre Charlus et Jupien, le giletier auquel Réal Bossé donne un aplomb remarquabl­e, est un sommet comique. Isabelle Brouillett­e est aussi juste dans le rôle de la guide que dans ceux de la coquette Odette et de la précieuse Mme de Guermantes. Mais celle qui brûle les planches, c’est Nathalie Claude. Sa Mme Verdurin est aussi perfide que sa Céleste est bienveilla­nte, et que dire du personnage de l’amante anonyme, d’une irrésistib­le lubricité.

Un voyageur immobile

Voyageur immobile, Proust s’est attardé à disséquer sa psyché, ses souvenirs, le sens de la vie et celui de l’art, mais aussi les travers moraux de sa société. Les deux aspects sont fort bien représenté­s dans le spectacle. Il y a les phrases qui nous vont droit au coeur, celles qui n’ont pas cessé d’éclairer la vie intérieure des humains, puis les portraits de société qui font mouche, décrivent des comporteme­nts égoïstes et narcissiqu­es qui ont toujours cours, sous d’autres formes, à notre époque. S’il est certes partiel, le point de vue de Sylvie Moreau sur le legs de Proust n’en demeure pas moins diablement inspirant.

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