Le Devoir

Un road trip musical mère et fille

Obsédées d’harmonies, les deux chanteuses proposent leur disque Dreamers

- SYLVAIN CORMIER

C’est un album tendrement extatique, et le spectacle de ce jeudi au Lion d’Or le sera tout autant. Des harmonies, partout des harmonies. À deux voix, ou plus, des strates d’harmonies avec d’autres membres de la famille, et les musiciens. Toutes sortes de façons d’harmoniser. Dans toutes sortes de genres. Sans se disperser. Libres ET collées serré, les harmonies. Parfois, on ne sait pas qui, de Karen Young ou de sa fille Coral Egan, chante l’harmonie haute, l’harmonie basse: ça s’entremêle, ça se rejoint à l’unisson, ça part dans des directions inattendue­s et ça se retrouve dans les sommets. «Il y a tout ce qu’on aime et qui nous vient naturellem­ent, résume Karen : des canons,

des contre-chants, c’est sans limites. Le seul critère, c’est la beauté… »

Dreamers, leur premier album en véritable tandem, est une sorte d’aboutissem­ent naturel. Fallait en arriver là un jour. Karen le savait probableme­nt avant la naissance de Coral: elle chantait tout le temps, ça vibrait forcément en dedans. «C’est toute l’histoire de nous deux, ce que nous partageons là, rayonne Coral, notre grand road trip musical mère et fille!» Elle ajoute, pour dire jusqu’où vont la connivence et le goût des harmonies: «Quand j’étais jeune et qu’on faisait le ménage, on chantait avec… l’aspirateur!» Elles se regardent, éclatent de rire, comme si ce que raconte Coral les révélait plus que jamais, à la fois un peu fêlées et très, très

fières de leur saine obsession. «Par rapport à la tonalité du bruit de l’aspirateur, tu te rappelles maman? On jouait avec les demi-tons et les quarts de ton, c’était tellement le fun !» Karen sourit : « Pour nous, chanter a toujours été un terrain de jeu, notre carré de sable… à la grandeur de la planète!»

«Quand Coral et son frère Doug étaient bébés, continue-t-elle, j’écoutais tout le temps des musiques du monde. Des choses pas évidentes, enregistré­es dans des peuplades au fin fond de la jungle. Je découpais des photos dans le National Geographic, j’en faisais des collages au mur, avec plein de visages, des costumes de partout. Je voulais, même si on demeurait ici, même si on n’avait pas vraiment les moyens de voyager, que la planète entière soit chez nous. »

Harmoniser, une compulsion

Sur l’album, il y a tout autant la pièce Ben Seni Sevdugumi, de l’artiste turc Kazim Koyuncu, que la Valse en mi bémol de Catherine Major et Old Blue, folk-blues traditionn­el. Entre autres aventures. Plus deux chansons inédites de Coral (Tongue Tied, Jon Song) et les préférées de leurs répertoire­s respectifs, retravaill­ées, augmentées d’harmonies partout où c’est possible. Coral souligne: partout. «On est faites pour trouver des harmonies pour des chansons qui n’en avaient pas au départ. Ça nous vient tout seul. C’est une sorte de compulsion. Moi, peu importe la chanson, faut que j’invente une harmonie. Et s’il y en a déjà une, j’en crée une autre. Quand on a monté les chansons de l’album, we took turns : à ton tour d’en trouver une!»

Je leur dis que toute ma vie j’ai fait ça en auto, avec la radio. Ajouter une autre partie vocale, mettons une troisième voix dans Two of Us, la chanson des Beatles. «So you’re a harmony freak too!» lance Karen en souriant. J’ajoute que c’est plus fort que moi, que je l’entends dans ma tête, la voix qui n’est pas là. Coral bondit de sa chaise : « Me too ! Je ne peux pas m’en empêcher. Je pense que notre cerveau a besoin de ça, c’est notre nourriture. Comme faire des mots croisés, mais avec les voix… »

Maintenant ou jamais?

Encore faut-il bien les servir, ces voix, dans les arrangemen­ts et le mixage: il y a plein d’espace pour la basse, la harpe, le violon. Les voix sont entourées, pas enterrées. «Ce n’est pas non plus un blend tellement parfait qu’on devient une seule personne, précise Coral. On est en même temps lead et choriste, l’une et l’autre. Ce qu’on voulait, c’était l’esprit Crosby, Stills, Nash and Young. Des timbres qui se marient, mais distincts.» Karen relativise : « On a quand même des timbres proches, c’est familial. Un peu comme les McGarrigle, elles ont un son. On voulait aussi que chaque chanson soit vraiment différente et que ça nous ressemble tout le temps. On s’est donné de vrais défis, mais toujours dans le plaisir. » Pareilleme­nt ambitieuse­s, la mère et la fille : «On touche à plusieurs styles, mais on s’en fout. C’est de la musique, c’est tout. À bas les styles ! Ce qui reste, c’est l’authentici­té, non ? »

Il faut quand même poser la question: ce disque aurait-il existé si Coral Egan n’avait pas été temporaire­ment paralysée, terrassée par le syndrome de Guillain-Barré? « Je suis rétablie à 100 %, répond-elle, mais c’est sûr que ça change la vie. J’ai tellement regardé de télévision pendant ma convalesce­nce. Maintenant, je me dis que je ne peux pas perdre trop de temps. Ce projet, ça faisait longtemps qu’on en parlait, là on le fait. Après le spectacle de Montréal en lumière, on va le faire en tournée. Un vrai road trip .» Chacune a saisi, provoqué l’occasion, Karen aussi. «Je me souviens quand j’avais un temps difficile dans ma vie, j’avais perdu le goût de chanter, mais je retrouvais toujours le plaisir avec Coral. Et maintenant, c’est la même chose. Faire des disques en solo ne m’intéresse plus tellement; dans ma soixantain­e, je préfère arranger des chants pour des chorales, mais c’est si facile avec ma fille…» Elles se regardent, tendres tendres, douces douces. «Quand je suis heureuse, je peux chanter, et je suis très heureuse avec Coral.» Mère et fille s’étreignent. Et rient.

«Quand j’étais jeune et » qu’on faisait le ménage, on chantait avec… l’aspirateur Coral Egan « Pour nous, chanter a sable…» toujours été un terrain de jeu, notre carré de Karen Young

 ?? PEDRO RUIZ LE DEVOIR ?? Coral Egan et Karen Young, visiblemen­t complices à la scène comme à la vie
PEDRO RUIZ LE DEVOIR Coral Egan et Karen Young, visiblemen­t complices à la scène comme à la vie

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